Ultime film de Mizoguchi, véritable maître de l'âge d'or japonais, qui toutefois appartenait à la génération d'un Naruse et d'un Ozu (qui moururent quelques années plus tard) plutôt qu'à celle d'un Kurosawa (qui mourut bien plus tard). Pour cette Rue de la honte, le cinéaste retourne à son noir et blanc chéri (la couleur arrive tardivement chez Mizoguchi et le temps de quelques films, dont le sublime L'Impératrice Yang Kwei Fei). Il réalise ainsi un film d'inspiration contemporaine (un gendai-geki) particulièrement ancré dans son présent : en effet, le film sort en 1956, année où est votée au Japon une loi de pénalisation de la prostitution (ça ne vous rappelle rien, en France, en 2016 ?). Loi qui est justement le sujet (ou plutôt la toile de fond) de ce récit.
Deux choses utiles à savoir : la prostitution au Japon (comme ailleurs, bien sûr) existe depuis la nuit des temps, mais elle est insérée différemment dans la société. Réglementée mais tolérée depuis le XVIIIe siècle, elle est hiérarchisée et organisée pour ainsi dire verticalement. Pour le dire crûment, il existe des prostituées de luxe réservée à l'élite et des prostituées plus bas de gamme pour la plèbe. Prostitution masculine et féminine existent mais la prostitution masculine est initialement et socialement un signe de haute noblesse (un peu comme le système pédérastique en Grèce antique) et seule la prostitution féminine est institutionnalisée par des "maisons" (dont les geishas ne sont qu'une des incarnations, luxueuse). Deuxièmement, si elle est tolérée, nous sommes au Japon donc dans le pays des paradoxes sociétaux et charnels par excellence. Le coït est donc fortement réprouvé, une disposition que renforce la loi de 56.
Mais passons. Le film se passe dans le quartier des prostituées de la petite bourgeoisie et des ouvriers, Yoshiware, un quartier populaire donc, où les maisons ne sont pas d'un grand standing. Mizoguchi renoue ainsi à la fois avec une veine féministe et une veine sociale de son cinéma par ces portraits croisés de femmes du peuple, d'âge et d'origines différentes. D'un point de vue cinématographique, le film est très économe de ses moyens et d'une belle aridité, loin du faste des films en costumes du cinéaste. Néanmoins on observe une précision sans faille dans le découpage et les légers mouvements de caméra qui viennent souligner discrètement mais vigoureusement les scènes cruciales, comme celle de la tentative de meurtre, ou l'épilogue, amer et bouleversant.
Avec une intelligence et une modernité rare, le cinéaste n'écrit pas son film dans un but pamphlétaire assumé, il ne s'agit ni de faire de le procès de la prostitution, ni celui de la loi. En ce sens, le titre français est un peu trompeur. Evidemment, le quotidien de ces femmes et leur condition sont montrés avec froideur et compassion et le tout n'est pas reluisant, mais la force du film réside dans l'égale dureté du monde hors champ. Celle qui se marie découvre que les hommes ne cherchent après tout que des servantes dans leurs épouses. Ces femmes, de par leur métier, ont atteint une sorte de bas-fond social dont il est impossible de revenir (leur famille ont honte d'elles, les fils renient leurs mères et les pères tentent de reprendre leurs filles de force). Une très cruelle scène montre ainsi l'épouse déçue vanter par dépit le confort relatif (pécuniaire) de sa profession, tandis que la fille indigne provoquera son père, dont on apprend qu'il a indirectement causé la mort de sa femme.
Via tous ces portraits justes et variés, Mizoguchi atteint ainsi un équilibre subtil dans l'anti manichéisme de son récit. Rien n'est ni tout noir, ni tout blanc, et personne n'est coupable individuellement puisque c'est la façon dont la société est conçue qui est fautive. Drame de l'hypocrisie qui amorce à plusieurs reprises des destins tragiques pour une fois non élucidés, La Rue de la Honte est un grand film, beau et triste, qui crie à chaque plan l'impuissance de tout un chacun à sauver ces femmes-là d'un destin qui s'il n'est pas funeste (pour une fois), n'a rien à envier. C'est aussi désespéré que cynique.
On louera les actrices, en particulier les plus âgées, l'intelligence du scénario qui procède par (stéréo)types sans jamais trop en faire et tomber dans la caricature, la minutie de la mise en scène, l'étrangeté de la musique et le sentiment indéniable de modernité qui irrigue l'ensemble et résonne encore aujourd'hui. Nous sommes en 1956, on peut à peine s'embrasser ou prononcer le mot "avortement" à Hollywood, et un réalisateur de 58 ans sur le point de mourir après une formidable carrière nous livre un testament féministe vibrant, un film somme sans en avoir l'air où les personnages parlent ouvertement de vendre leur corps, d'extorquer de l'argent à leurs clients pour s'extirper de cet enfer ou de prendre de la drogue (première scène du film). Singulier, étonnant, émouvant mais terriblement lucide.