Au sein d'une histoire qui nous semble, vu d'aujourd'hui, pas toujours cohérente ou tout au moins fragmentaire (un commentaire que l'on peut d'ailleurs faire à propos de la plupart des scénarios de Chaplin), nous retrouvons avec "la Ruée Vers l'Or" le "Petit Homme" (le premier "homme sans nom" du Cinéma...) en parangon hilarant de ténacité et d'intégrité face à la violence ininterrompue du monde : violence des éléments dans cet Alaska glacial, violence des hommes dévorés par la fièvre de l'or, et violence des sentiments en général, exprimés ici avec une crudité liée à la satisfaction primitive des besoins élémentaires (la faim, le désir, la haine..).
Mais le rire que provoque Chaplin n'est jamais "contre" les autres, caricaturés, ridiculisés, pris de haut, mais bien à ses propres dépends, et bien qu'il semble triompher à la fin, ce n'est qu'au terme d'une odyssée éprouvante qui a fait de lui la victime permanente des forces de la Nature et de la société. En cela, cette "Ruée vers l'Or", si drôle et si émouvante par instant, recèle une noirceur terrible derrière l'indéniable affirmation du triomphe de la vie symbolisée par "le petit homme"...
On sait tous - et on les retrouve à chaque fois qu'on y revient - qu'il y a dans "La Ruée vers l'Or" trois ou quatre scènes qui figurent parmi les plus fortes et les plus émouvantes que l'on puisse voir au cinéma, des scènes cent fois copiées depuis certes - sauf celle de "la danse des petits pains", qui ne peut appartenir éternellement qu'au grand "Charlot" -, mais qui ont ici la justesse et la raideur inimitables de l'époque "primitive" du cinéma.
On sent ici un Art qui s'invente, avec ses percées narratives et techniques, avec ses éclairs d'intuition quant à ce que sera le langage cinématographique,… mais on sent surtout qu'il y a aussi dans ce récit terrible des épreuves rencontrées par les prospecteurs d'or en Alaska une vraie contemporanéité pour Chaplin : ce qui se joue devant nos yeux, ce n'est pas un récit "historique", mais c'est à une fable fondamentale sur la survie et aussi un quasi-témoignage sur la dureté du monde au début du XXème siècle, heureusement illuminé par cet humour paradoxal, presque "cosmique" qui est la marque du génie de Chaplin.
[Critique écrite en 2021, à partir de notes prises en 1987, en 2003 et 2009]