La ruée vers l’ouest (Cimarron)


Belle surprise que ce western de 1931, qui débute par la magnifique séquence du départ des pionniers vers les terres Cherokee en Oklahoma, en 1889 : course effrénée de charriots, chevaux, fiacres et même simples piétons, filmés en plans d’ensemble, plans moyen ou gros plans à l’aide de multiples caméras postées parfois au niveau du sol afin d’accentuer l’effet de vitesse. Une course à la propriété qui aboutit à la création de la ville pionnière d’Osage, que nous verrons reconstituée à différentes périodes de son développement, des premiers lotissements jusqu’en 1929 (il existe bien une ville de ce nom, dans le comté d’Osage : 757 habitants en 1920, 150 en 2019).

Si Wesley Ruggles n’a ni le génie ni l’énergie de Walsh qui reconstituait en 1930 dans The Big Trail (La piste des géants), avec des milliers de figurants, le départ des pionniers vers l’Oregon, la vision de l’histoire proposée ici, faite d’ellipses et de ruptures de ton, est originale et, malgré de nombreux défauts (on est au début du parlant), finalement assez fascinante.


Le film met d’abord en scène deux histoires, deux destins intimement liés au départ puis séparés, celui de Yancey Cravat, pionnier joué par un acteur du muet, Richard Dix, dont le jeu et surtout la voix agacent dans un premier temps, et celui de la ville d’Osage, du nom de ces Indiens dont Scorsese relate l’histoire dans Killers of the Flower Moon, qui commence à peu près, et ce n’est certainement pas un hasard, quand finit l’histoire de la ville enrichie par le pétrole, dans Cimarron. Cravat est le pionnier par excellence, bon tireur, redresseur de torts, bâtisseur, mais aussi témoin et journaliste, et on s’attend à assister à son ascension au fur et à mesure que la ville se développe. Mais c’est sa femme, jouée par une Irene Dunne peu convaincante au début, mais dont le jeu devient de plus en plus profond et complexe, qui prend le relais et devient le symbole d’une Amérique libérale et florissante, tandis que Cravat commence à disparaître, appelé par de nouvelles frontières.


Les reconstitutions magnifiques de la ville montrée toujours en construction (Sergio Leone s’en sera peut-être souvenu dans Il était une fois dans l’Ouest), et les conflits qui y ont lieu entre Cravat et des cow-boys sans foi ni loi, des citadins moralistes (l’épisode du procès) ou encore un capitalisme sans morale, forment une histoire assez conventionnelle, parfois desservie par le jeu un peu lourd de Richard Dix, dont la voix semble enfermée dans un coffre épais : un western parfois maladroit, un ensemble d’images, d’instantanés et d’épisodes de plus en plus anecdotiques si on les compare à l’ampleur que prend le développement urbain, mais qui offre une vision finalement originale, parce qu’à la fois non mythique, et non critique, de l’essor de la civilisation américaine. Et s’il n’y a pas de mythe, c’est justement parce que le personnage principal, joué par un Richard Dix qui se montre de plus en plus convaincant, se dissocie de cette histoire, sous prétexte de poursuivre d’autres conquêtes, d’autres aventures (jusqu’à Cuba !), qui resteront totalement hors champ. Son existence ne nous apparaîtra plus à la fin qu’à travers le chagrin de sa femme qui endosse la responsabilité (et la morale) du pionnier, la charge civilisationnelle – une civilisation construite au détriment de ceux que Cravat défend souvent, sans cependant remettre en question son mouvement d’expansion : ces Indiens Osage qu’il défend en combattant l’idée d’une administration et d’une comptabilité louches qui aurait permis de leur voler les revenus du pétrole, et dont il réclame la citoyenneté dans le dernier article qu’il écrit pour son journal avant de disparaître définitivement.


Le seul sens à donner à cette disparition, alors qu’il occupait depuis le début le centre de l’histoire, n’est évidemment pas une plate envie d’aventures, mais la nécessité de rejoindre ces exclus dans le hors champ de l’histoire. C’est toute l’intelligence de ce film que de ramener le « cimarron » dans ces lieux parallèles du non-dit, du non réalisé, qui obsèdera tant Scorsese dans son œuvre. « Il t’a appelé Cim ! », dit Sabra Cravat à son mari comme s’il s’agissait d’une marque d’infamie : le cimarron, c’est l’animal redevenu sauvage, mais aussi l’esclave « marron », le fugitif. C’est jusqu’à l’intérieur du cadre qu’on perçoit, à travers le destin solitaire de Cim / Cravat qui disparaît dans le hors champ, les signes d’un Epos dissocié ouvrant un espace à tous ces fantômes qui peuplent l’histoire du cinéma américain, et qui surgissent dans le champ lorsque les Marines disparaissent dans les jungles du Vietnam.


finisterrae
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le 17 nov. 2023

Modifiée

le 16 nov. 2023

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