Au cœur même des plus obscures manifestations de violence dont est capable l'humain, le nouveau long-métrage de Lav Diaz parvient à trouver des éclats splendides de poésie. La saison du diable n'est ni un "grand" ni un "petit" film dans une filmographie déjà très impressionnante. Comme toujours chez ce cinéaste, il n'y a pas cette impression d'assister à une oeuvre volontairement grande, elles sont toutes aussi importantes et étendues, même ses formats plus courts comme Butterflies have no memories demeurent des travaux exigeants et engagés qui sous-tendent des propos essentiels et dont la mise en scène leur permet de parfaitement nous atteindre. On pourrait situer La saison du diable comme une forme de continuité historique à From what is before, puisque ce dernier prend place au début des années 70, et que l'on assistera dans son déroulé à l'instauration de la loi martiale aux philippines par Marcos, ainsi qu'au début des crimes organisés contre les villageois suspectés de pactiser avec les communistes. Ainsi chaque film à sa manière apporte une pierre à un édifice contre les injustices sociales, contre le régime fascisant dans lequel on pourra reconnaître par extension, beaucoup d'autres pays anciennement colonisés où les restes des civilisations occidentales ont laissé une putride odeur de corruption et d'endoctrinement religieux dans l'air. Ce dernier opus ne déroge pas aux questions morales habituelles de Diaz, en traitant d’événements qui se sont réellement produits dans un village philippin où les sbires de Marcos pouvaient à leur goût kidnapper, torturer, violer, tuer les habitants, et le tout en maquillant les crimes. Afin de tenir la population sous le joug des croyances, les meurtres étaient mis en scène pour que l'on croit à des œuvres des démons ou une punition divine. En mémoire de cette période terrible, le cinéaste a eu une idée magnifique qui a sans doute évité à l'ensemble de sombrer dans l'insupportable : le musical.
A l'instar de Dumont avec Jeannette (2017), Diaz se permet de bousculer les codes du film historique en y insufflant plusieurs autres genres - et ce faisant -, le modernise, et le propulse dans des recoins assez inédits. On connaissait Diaz expressionniste, mais pas à ce point. Tout ici dans les cadrages, les jeux de lumière en intérieur très contrastés, la théâtralisation des postures, la répétition des couplets deux ou trois fois, la présence du personnage fantomatique joué par Bituin Escalante (une chanteuse très populaire aux philippines), tout cela participe à une transformation de sa filmographie hors du terrain documentaire et très réalistes, vers des contrées plus proches de l'opéra minimaliste. Diaz se renouvelle, et il n'a jamais livré un film à la fois si différent et en même temps si proche de ses précédents. Depuis les premières minutes, on y est, on reconnaît son sens aigu du cadrage, son approche singulière de la durée qui lui permet d'apporter une charge épique au moindre personnage secondaire (d'ailleurs il n'y a pas de personnage vraiment secondaire dans ses films, tous sont importants). On y est donc, et puis là, entre deux soldats vêtus de treillis milliaires, se lance un dialogue chanté qui appelle à former une "nouvelle Eglise", à réconcilier les masses et leur donner des certitudes sur l'avenir. Son cinéma d'habitude si calme, si mesuré gagne donc quelque chose de l'ordre de la mélodie, de la transe, du lyrisme, et aussi du jeu. Les chants enregistrés a capella en son direct permettent de concentrer l'émotion et le propos du récit très facilement et d'inclure peut-être d'avantage le spectateur, sans le perdre avec des fioritures musicales. Le texte retrouve sa pureté et sa puissance originelle.
Ce qui est superbe à propos de ces chansons (à part le fait qu'elles soient toutes écrites et composées par Diaz lui-même), c'est qu'elles sont proférées à la fois par les bourreaux et les victimes. On est donc loin de l'opposition parfaite entre les opprimés et les oppresseurs, même s'il est évident que Diaz prend parti pour les victimes de Marcos, nous plaçant au centre de leur drame existentiel et de leur tentative de révolte. Les personnages chantent ainsi parfois des paroles différentes, mais sur les mêmes airs, comme si finalement le propos pouvait toujours se modifier selon les convictions, qu'un chant patriotique pouvait se métamorphoser en chant contre le régime militarisé, et que certaines mélodies faciles à retenir (la la, la la la, lalala, lalalaaaaa..., vous l'aurez dans la tête longtemps après le visionnage), étaient le symbole d'un endoctrinement car elles restaient justement longtemps en mémoire. Ainsi Diaz utilise le musical comme moyen détourné pour dénoncer la dictature de son pays (par extension de tout pays puisque la musique est universelle) et je trouve cela magnifique, car c'est par cette poésie, par ce décalage que le sens apparaît pleinement.
La musique a ici plusieurs fonctions, elle permet tout d'abord de conter le passé comme le passage superbe où l'ermite qui a tout perdu - joué par la saisissante Pinky Amador -, parle de sa vie, seule dans la forêt au début du film, ou encore plus tard avec le jeune poète Hugo devant sa cabane. Elle permet également de figurer l'état d'âme des personnages quand ils se taisent. Ainsi la voix intérieure d'Hugo est représentée par une femme qui se pose à ses côtés, spectrale, et entonne des airs déchirants à tout moment et en tout lieu, se mêlant parfois à ses cris ou à ceux des autres personnages. Que dire sinon que j'ai passé parmi les plus beaux moments de ma vie de spectateur à écouter cette Bituin Escalante chanter. C'est un petit peu comme si vous vous enchaîniez plusieurs fois la scène "Llorando" de Mullholand Drive, c'est terrible, épuisant et si beau à la fois. Ce lyrisme à toute épreuve va chercher dans les chants traditionnels philippins, dans ces lamentations terribles et inconsolables, et c'est réellement bouleversant.
Le chant a enfin un atout supplémentaire : lorsqu'il draine un discours de propagande, il sert de nappe aux crimes atroces de la milice, il assure une parfaite aliénation des populations locales (répétitions à outrance), et masque également le discours incohérent (jamais sous-titré) du Narcisse/Janus au double visage (encore un symbolisme bien senti). Cette figure de fou déblatérant un discours haineux que tout le monde peut comprendre sans pour autant en saisir un seul mot, en rappelle une autre. Tout aussi exubérante, comique, poussive, celle de Chaplin imitant Hitler dans Le dictateur justement. Le plus fort, c'est aussi cette ironie qui veut que les soldats vantent la grandeur des paroles de leur oppresseur, alors qu'eux même sont finalement sous son pouvoir, sous l'emprise d'un homme profondément auto-centré qui ne fait que s'assurer que tout le monde le respecte tel un dieu vivant. Le visage défiguré par les brûlures d'un des soldats, cette façon mélancolique de boire un coup entre miliciens pendant que l'on martyrise quelqu'un à côté, Diaz saisit aussi l'envers du décor en offrant des indices de l'instabilité et de la souffrance des bourreaux. On pourra reprocher à Diaz son manque de subtilité concernant l'opposition entre les deux camps, mais sa position n'est justement affirmée que parce que l'urgence de la situation actuelle se fait grande et que son message se veut d'une haute lisibilité.
Il me faut aussi aborder la question de l'image. Diaz a rarement livré quelque chose d'aussi décapant, cohérent et impressionnant en termes de choix esthétiques. Déjà le film est une sacrée claque visuelle : le cadre resserré enferme les personnages dans les situations oppressantes, mais il y a en plus cette utilisation d'objectif grand angle qui déforme les distances, comme si le fond du plan était un puits obscur qui aspirait tout, donnant au film cette noirceur infinie si particulière. Les scènes d'intérieurs sont souvent éclairées par des projecteurs très puissants qui viennent d'un recoin de la pièce en hauteur, ajoutant encore d'avantage d'artificialité aux cadres. Là encore, Diaz évoque la mise en scène dont ont fait preuve les tyrans de cette époque pour manipuler les opinions et sauver leur honneur, ainsi que ce regard de la vérité qui vient par les fenêtres pour dévoiler l'atrocité de leur actes. En choisissant la radicalité des plans séquences, la réduction des mouvements de caméra au maximum (outre une scène impressionnante avec de nombreux figurants dans un repaire de poètes où Hugo lit des vers au début du film), en choisissant un monde sans compromis comme source mère pour conter son récit qui est celui qu'on lui a rapporté, qu'il a vécu, le réalisateur affirme ainsi une opposition totale aux massacres qui ont eu lieu pendant cette période et dont il est urgent de rappeler la véracité.
Il s'agit d'un combat, mais pris dans la logique de l'élégie. Une situation d'urgence où l'on prendrait le temps d'écouter le récit d'une mère qui a perdu son fils depuis des mois et continue de l'attendre à la fenêtre. "Le pays est malade" chantent les personnages quelque soit leur affiliation politique. D'ailleurs, la femme d'Hugo est justement médecin bénévole et souhaite aider les personnages défavorisées dans un petit village. Une volonté à toute épreuve qui ne pourra pourtant pas résister à la pression de la milice qui l'accuse de financer le trafic de drogues. Mais le film n'est pas tendre non plus avec les figures de la résistance. Hugo (Piolo Pascula, excellent et lui aussi très reconnu comme chanteur et acteur dans son pays), est un poète déchu qui se noie dans l'alcool pour oublier ses soucis, alors que sa poésie peut justement réveiller les consciences, comme lui fait remarquer un des soldats. Sa tragédie finalement, c'est de ne pas non plus écouter, ni son pays, ni ses amis, ni sa compagne pourtant dévouée.
Ainsi, chacun tente de faire entendre sa voix (le sage au crâne rasé qui essaie de convertir ses amis à combattre l’idéologie du mensonge et du révisionnisme) mais l'avenir semble déjà hermétique à tout changement. Les tortionnaires mais aussi Hugo, parlent de la bêtise du peuple philippin, dans le sens où il est fermé au dialogue, où il n'accepte pas la vérité et préfère la modifier à son aise. Ainsi le réalisateur met en lumière les horreurs du régime, et rappelle à son pays l'Histoire que Duterte (leader politique actuel très controversé) et ses comparses actuels ne cessent de transformer pour déployer leur propagande nauséabonde et mieux réprimer le pays sous prétexte de le vouloir "stable" et débarrassé des trafics.
Même si tout glisse peu à peu vers une incandescente décente aux enfers, et que comme souvent chez Diaz, le film se termine (très) mal, une musique extra-diégétique vient accompagner le générique après un dernier plan terrassant. Et quelle musique !
Il s'agit d'une ballade calme et plaintive, très belle, qui permet de bercer le spectateur après le défilé de scènes très dures, et de ne pas résoudre (heureusement) - Spoiler : la question du suicide d'Hugo.
La musique normalement absente ou alors très sporadique chez Lav Diaz devient alors une élément de surprise et de sauvegarde bienvenue qui brise la logique du film pour soigner les plaies ouvertes, tout du moins essayer. Autant dire que j'en ai pleuré assez abondamment.
La saison du diable a donc tout d'un magnifique cauchemar éveillé. On en ressort complètement étourdi (comme souvent avec ce cinéaste), mais également quelque peu serein car l'existence même de ce film en un climat politique plus qu'agité en ce moment aux Philippines a de quoi rassurer. Si des voix d'oppositions aussi fortes sont entendues, peut-être que le réveil de "l'enfant de la patrie" (pour reprendre les mots du film) pourra enfin se réaliser dans le bon sens.
L'immersion est encore une fois totale, c'est assez rare pour être dit, mais cette sensation d'être embarqué dans une oeuvre est vraiment unique. Peu de cinéaste comme Diaz ont le pouvoir de me plonger à ce point dans leur univers, aussi éloignés puissions-nous êtres de son pays natal, la magie opère encore une fois et parvient à nous tenir yeux écarquillés tout du long.
Splendeur de noirceur et de grâce.