Plus que des plans cinématographiques, ce sont des dioramas, véritables images séquences que compose Lav Diaz, plaçant ses protagoniste comme sur une de ces scènes miniatures, souvent religieuses (proximité que l'on peut retrouver sur certains plans comme le dernier, figure prostrée rappelant la posture de la prière - il n'en est rien -, ou lors de ces nombreux jeux de lumière, souvent aveuglante qui jaillit du dehors, inondant l'intérieur, ou du dessus comme pour la scène de la statue).


On peut se risquer à rapprocher le chœur des miliciens aux chœurs antiques, singeant les codes du culte religieux au service du culte despotique, pour ne pas atténuer la théâtralité du processus. Car tout dans la démarche du cinéaste tends volontairement vers l'artificialité, du moins l'affirmation de celle-ci. Mais montrer l'artificialité, c'est aussi laisser exposés les moyens, et par conséquent la pauvreté de ceux-ci; ce qui n'est pas nécessairement un désavantage. Peut être Grotowski et son "théâtre du pauvre" sont une influence pour ce cinéaste qui affirme tourner ses films "littéralement dans la boue"*.


La démarche de Lav Diaz est, on le voit d'emblée, limpide et sans compromis. C'est de cette radicalité dont le film tire autant sa force que ses faiblesses. Car c'est un film à charge, un véritable "traité de guerre" à peine voilé à l'encontre du régime du Duterte, un film fait dans l'urgence de la lutte. Diaz choisit la peinture, l'expressionnisme d'un mal enraciné dans l'histoire de son pays, et qui ne cesse de refaire surface sous de nouveaux avatars (Marcos/Duterte, Narcicso/Janus, les nombreux masques du mal).


De cette radicalité du sens se joint une - ou plutôt deux autres, sensiblement formelles: les images ou tableaux séquences, et le chant. Ces tableaux s'enchainent dans l'abrupt de leur longueur, et de leur absence de raccord (pas de raccords mouvement, ni autres que dramatiques). De cet amoncellement ressort une sécheresse qui ne s’atténue pas, renforcée même par la dilution de la narration. C'est épuisant, boueux, amer. C'est encore une fois sa principale qualité, mais aussi son défaut majeur. C'est de cette densité que jaillit "l'or" de "la boue"*, mais c'est là que se tapît aussi l’écœurement. De même pour le chant qui élève la parole à une densité lyrique, une parole pleine qui emplit l'espace, par sa résonance, par son monopole sur les bruits, sur les autres sons, par les effets de répétitions, de chœur. Faire de la parole une partition chantée, c'est autoriser son partage, lui permettre une choralité, et lorsque c'est au tour du chœur corrompu (la milice), le droit d'être détournée, vidée de son sens, de donner corps à la voix de l'imposture. Mais c'est aussi un risque de systématisme formel, une proximité, parfois, avec l'enlisement, ou encore une fois l’écœurement que risque Lav Diaz.


Bien que je n'aie pas été entièrement conquis par La Saison du diable, cela reste néanmoins une expérience unique, avec son lot de découvertes, d'illuminations. Certaines scènes me restent particulièrement en mémoire, dont la première scène d'Hugo, la première séquence de "la sorcière",les instants rares et épars de l'enfant aux avions de papier - que l'on devine être Hugo? -, la scène de la statue, la dernière apparition de Lorena, et cette dernière heure, si dense, ou la narration se fait plus précise, plus intense. Pour ces moments là, mais aussi pour la franchise acerbe de sa démarche, c'est une expérience unique qui mérite d'être vécue, malgré toute l'énergie et la volonté qu'elle exige pour tenir jusqu'au bout.


*Propos tirés de l'entretien avec Lav Diaz par Antoine Thirion pour le magasine Mouvement.

locsi
5
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2018

Créée

le 31 juil. 2018

Critique lue 192 fois

4 j'aime

locsi

Écrit par

Critique lue 192 fois

4

D'autres avis sur La Saison du diable

La Saison du diable
locsi
5

Dioramas et despotismes

Plus que des plans cinématographiques, ce sont des dioramas, véritables images séquences que compose Lav Diaz, plaçant ses protagoniste comme sur une de ces scènes miniatures, souvent religieuses...

le 31 juil. 2018

4 j'aime

La Saison du diable
stebbins
8

Les reliefs d'une guérilla...

Présenté comme une fable tirée d'évènements réels le nouveau long métrage du philippin Lav Diaz fait figure de politique-fiction d'une maîtrise formelle et d'une exigence peu communes. Tenant lieu...

le 1 août 2018

3 j'aime

La Saison du diable
Cinephile-doux
4

Chansons pour une époque tragique

3 heures et 54 minutes : la durée de La saison du diable pour le cinéaste philippin Lav Diaz équivaut à un court-métrage, habitué qu'il est de traversées filmiques bien plus longues. Evocation de la...

le 24 nov. 2019

2 j'aime

Du même critique

Nomadland
locsi
3

Les marges du politique

Il y a quelque-chose de presque bâtard dans la façon dont Chloé Zhao semble vouloir mêler les codes de la docu-fiction réaliste avec une esthétique de l'épiphanie individuelle quasi-malickienne sans...

le 8 juil. 2021

27 j'aime

5

Rabbits
locsi
10

Fin de partie

Rabbits est une interférence, quelque chose qui, au temps de sa conception, n'a pas lieu d'être. Et pourtant cela est, et de la manière la plus paradoxale qui soit. En adoptant la forme théâtrale,...

le 13 sept. 2016

10 j'aime

Vers l'autre rive
locsi
7

Oui je chiale pour des fleurs en papier moi

Et je le sais pourtant que je devrait être moins généreux envers ce film, et elle me titille cette part rationnelle en dedans de moi qui me dis que bon dieu, c'est beau, c'est très beau même, mais...

le 26 oct. 2015

7 j'aime

2