Un brillant manifeste anticonformiste

"Chronique en couleurs noires et blanches" nous dit le sous-titre. On y lit à la fois le manifeste anticonformisme qu'il entend être, et sa volonté de secouer les puces d'une Suisse grisâtre, engoncée dans les conventions sociales, bien traduite par ce noir et blanc assez peu contrasté.


La salamandre est un urodèle capable de traverser indemne le feu. Le feu dont il est question ici, au-delà du fusil, c'est le dynamitage des conventions et tabous sociaux. Rosemonde ne reste pas à la place qu'on lui assigne : elle quitte son oncle d'abord, puis son poste dans une charcuterie industrielle, puis celui de marchande de "godasses". Elle ne cesse de se libérer des entraves que dresse la société suisse, sous forme d'ennemis qui seront à la fin du film énumérés : le contremaître, le directeur du magasin de chaussure, le policier, le chef des policiers, etc. Le film s'ouvre et se clôt d'ailleurs par des images au grain plus grossier, que l'on peut mettre en parallèle : dans la première scène, Rosemonde se libère de son oncle, dans la dernière elle vient de se libérer du commerce de chaussures et marche de nouveau joyeusement dans la foule.


Le film se présente donc comme une ode à la liberté, dans l'esprit des Nouvelles Vagues notamment française (on pense à A bout de souffle) et polonaise (Le Départ, de Skolimowski). Petit budget, tournage en extérieur, réalisme des situations tout en remettant en cause tout un monde, les ingrédients sont là.


Rien de bien original me direz-vous, mais c'est le scénario et la mise en scène qui portent ce bijou assez haut.


Le scénario met en présence deux amis, Pierre et Paul. Notons d'abord que ce sont là les noms des deux créateurs de la chrétienté, Pierre étant dans le Nouveau Testament du côté du vécu et Paul du côté de la théorie, ce qui correspond à leurs rôles dans le film : à Pierre-le-journaliste l'investigation de terrain, le "réel", à Paul-le-romancier l'imagination et la création. Tanner fait-il allusion à une nouvelle religion à inventer, débarrassé de tous ses carcans moraux ?... Je laisse la question en suspens, mais la croix que porte ostensiblement Rosemonde à son cou étaye cette hypothèse.


Pierre et Paul, donc, se mettent d'accord, pour écrire le scénario d'un film, en se répartissant les rôles. Paul, par une suite de déductions très peu rigoureuses, propose sa version : Rosemonde est un prénom rare, donc la fille est issue d'une famille nombreuse car on donne ces prénoms une fois qu'on a usé les prénoms courants (ça commence fort), donc elle a été envoyée chez son oncle à la ville car trop de bouches à nourrir, ne pouvant plus le supporter elle lui a tiré dessus. Tanner proclame ici le pouvoir de l'intuition, car Paul a vu juste dès le départ. Pierre, avec la rigueur du journaliste, va vouloir examiner les faits, en rencontrant Rosemonde.


La première scène où elle apparaît est remarquable : en la filmant longuement insérant un boyau sur un tube à de multiples reprises (douze !), Tanner établit un parallèle entre travail industriel et prostitution. Une thématique chère à Godard. La scène est si explicitement sexuelle qu'elle valut à Tanner une censure au Portugal : coupure après la troisième saucisse ! Le sujet sera développé lorsque le contremaître (assimilé au maquereau ?) lui fera une remarque et qu'elle laissera le travail en plan, laissant la chair à saucisse se dévider comme un étron. Du grand cinéma.


La contestation de l'ordre immuable suisse est ainsi centrée sur la dimension sexuelle : dans la voiture de Pierre, Rosemonde affirme que quand la retraite arrive "on ne fait plus l'amour", dénonçant un système absurde où lorsqu'on a enfin du temps pour soi on n'est plus en mesure de jouir de la vie. Dans le magasin de chaussures, Rosemonde masse lascivement les pieds des clients ce qui suscite soit des avances qu'elle rembarre, soit des réactions indignées.


Rosemonde, quant à elle, entend bien user de cette liberté-là sans entrave. Ainsi, dans une scène très drôle, elle s'offre à Pierre qui reste imperturbable, sourcils froncés, concentré sur son travail. Plus tard, elle demandera explicitement à Paul comment il fait l'amour. Et lorsque celui-ci lui masse les cheveux, elle se laisse aller à ce qui ressemble fort à un orgasme. Dans La salamandre, le sexe n'est que suggéré, jamais montré. Comme le faisait Hitchcock.


Rosemonde est sensuelle et provocante, ce qui séduit d'emblée les deux amis dont l'anticonformisme est déjà latent. Qu'on en juge : Pierre ouvre sa maison par la fenêtre et envoie paître un contrôleur kafkaïen, puis un huissier. Paul se met à chanter dès qu'il est soucieux. Le cadre conjugal de Paul est lui aussi anticonformiste : lorsqu'il annonce à sa femme qu'il a couché avec une certaine Zoé (alors qu'il n'a, en fait, que désiré coucher avec Rosemonde) et que c'est la première fois qu'il va voir ailleurs, celle-ci ne s'en offusque pas, lui répond simplement qu'il vieillit. Une scène qui a bien dû choquer à l'époque. On retrouve là une thématique développée dans Le bonheur d'Agnès Varda, autre figure de la Nouvelle Vague française.


En couchant avec Rosemonde (parce qu'il a "effleuré son épaule"), Pierre met à mal l'éthique journalistique. En la rencontrant à son tour, Paul voit son système également remis en cause : l'incarnation de l'héroïne détruit toute son histoire. Les deux renonceront finalement à écrire leur scénario !


L'imprévisible Rosemonde qui dynamite tout est incarnée par Bulle Ogier, enthousiasmante de bout en bout : ses grands yeux, son regard singulier, ses expressions boudeuses ou gouailleuses (quand on pense qu'Alain Tanner avait hésité à son sujet, la trouvant trop "XVIème arrondissement de Paris" !) passionnent. Qu'elle plante ses yeux dans celui de son amant au bord de la piscine ; qu'elle balance sa chevelure dans le silence après que sa colocataire a arrêté le disque ; qu'elle pose devant l'objectif de Pierre ; qu'elle résiste à l'agression d'un paysan à bottes blanches dans une scène incongrue ; ou encore, qu'elle rembarre le coincé et graveleux marchand de godasses ou indigne sa mère en lui donnant simplement du "mademoiselle", elle ne cesse de fasciner.


Jean-Luc Bideau, au comique pince sans rire naturel, n'est pas en reste, formidable également. Le film est d'ailleurs souvent drôle, par exemple lorsque les acteurs confirment ou infirment la voix off : la voix off dit "le jour était tombé" et Pierre juste derrière : "le jour est tombé" ; la voix off dit "ils arrivèrent dans cette belle vallée", et Rosemonde : "ça y est, on est arrivés dans cette sale vallée". Il y a aussi la scène du canular dans le bus, assez réjouissante : Rosemonde a libéré les qualités potaches des deux amis. C'est la virée sur les terres de la famille de Rosemonde qui amorce cette évolution (avec la très belle scène de la forêt), tout en faisant apparaître clairement l'impossibilité, à présent, de mener à bien le projet de film : Rosemonde n'appartient plus au fait divers, elle est entrée dans la vie des deux hommes. On pense ici à Jules et Jim de Truffaut paru 5 ans plus tôt, autre figure encore de la Nouvelle Vague, devenu un peu la référence pour les films mettant en scène deux hommes épris d'une même femme, même si Pierre se montre ici toujours assez distancié, ironique par rapport à Rosemonde.


Dans la représentation du monde honni, Tanner ne se prive pas d'être un brin caricatural, que ce soit à travers la figure de l'oncle - aux faux airs de Mitterrand -, celle des tenanciers prudes ou hypocrites du magasin de chaussures, ou encore un voisin qui gueule dans les escaliers parce que l'ascenseur n'arrive pas. C'est peut-être une faiblesse du film qui, malgré toutes les qualités décrites ci-dessus, m'a tout de même paru un peu long.


Comme beaucoup de films d'auteur, meilleur encore est le souvenir qu'il laisse que le moment de sa découverte.

Jduvi
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le 9 mai 2020

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Jduvi

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