C’est toujours un peu délicat d’entrer dans un film d’Eugène Green, d’autant plus pour moi qui suis habituellement pas le plus sensible à son cinéma. Le pont des arts (2004) et La religieuse portugaise (2009) sont des films que j’admire mais pour lesquels je ne parviens pas à m’investir autant que je le voudrais, la faute à des postulats mise en scénique qui m’extraient de cette pesanteur dont Green, cinéaste de la lumière, de la beauté en est le parangon moderne. La sapienza ne déroge pas à la règle. C’est un film très beau mais qui me laisse régulièrement en retrait, de part cette construction méthodique des plans, notamment ces champ/contrechamp chers à Green, où l’on a le sentiment gênant que les personnages tentent de briser la toile en s’adressant à nous, les yeux dans les yeux. Déroutant au possible. Au moins le premier quart d’heure puis on s’y fait, on accepte, on se plie aux volontés de Green, même s’il faut accepter d’être déstabilisé, à l’image de cette distance un peu trop appuyée qui règne au début au sein du couple. Evidemment, le récit viendra magnifiquement justifier cela mais en attendant une aide narrative je trouve les intonations de la langue ainsi que les postures figées bien trop appuyées pour laisser respirer le couple, aussi fragile soit-il. Le film me plait davantage dès l’instant qu’il brise le couple géographiquement, en redistribuant ses cartes, proposant deux relations, les hommes d’un côté en route pour Rome, les femmes de l’autre rivées à Stresa. Cette idée de dédoublement intergénérationnel est la grande idée du film, qui n’est qu’obsession du temps, des fantômes, de la lumière. On n’avait peut-être pas vu ça depuis L’étrange affaire Angelica, du regretté Oliveira. Et surtout, Eugène Green parvient à filmer l’espace qu’il met en lumière. Il y en a peu qui traversent vraiment le film mais il les filme, dans leur densité, leur profondeur, leur mystère : Le lac-majeur, le Saint-Suaire de Turin, une boite de nuit. Décors sublimés. Et lorsqu’il resserre sur les visages, il les filme alors avec la même tendresse que lorsqu’il scrute les parois architecturales. Le corps d’Alexandre (Fabrizio Rongionne) est d’abord extrêmement figé jusqu’aux lèvres à peine entrouvertes lorsqu’il parle, avant de se détendre progressivement, s’ouvrir et sourire. Ce qui est moins le cas de Lavinia (je suis ravi de retrouver la jeune Arianna Nastro, qui jouait dans La solitude des nombres premiers : il y a en elle et dans son jeu une légèreté mystique assez fascinante) atteinte d’une curieuse maladie de langueur, qui reste fidèle d’un bout à l’autre à son rôle protectrice, garante de la lumière, au moins pour son frère qui l’inquiétait. Cette lumière c’est la transmission, le savoir, la sagesse, une certaine idée de la sapience, terme dont on connait le sens mais avons perdu l’usage, pour citer les mots d’Alexandre. Je trouve le film très beau sur ce qu’il raconte du couple qui survit aux ténèbres, un ami suicidé, un enfant décédé. Et cette manière qu’il a de rejouer la rivalité (Borromini/Bernin, Jeunesse/Sagesse, Harmonie/Chaos, Baroque/Hiératisme, Lac Majeur/Périph de Paris, Passé/Présent) sur une somme considérable de niveaux de lecture est hyper stimulante. Bref, je pense que c’est à ce jour le film d’Eugène Green qui me touche le plus. Surtout que plastiquement, architecture italienne aidant, c’est absolument somptueux.

JanosValuska
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le 6 juil. 2015

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