Il semble aujourd’hui assez ironique que ce soit sur un tel scénario qu’Orson Welles tente, en 1958, de réintégrer Hollywood : le titre, comme le personnage qu’il incarne, peuvent être lus comme des métaphores à peine voilée du rapport que le metteur en scène entretient avec les studios : composer avec eux, c’est, nécessairement, se corrompre. La figure de Quinlan, ripoux obèse, repoussant et pourtant dans le vrai sur ses théories policières, pousse le flic Heston à employer les mêmes méthodes que lui pour le piéger. Aporie qui est celle du démiurge Welles, condamné à monter des financements, tout en en dévorant une partie dans ses appétits individuels et gargantuesques…
La Soif du Mal est un petit film noir initialement sans grande prétention. L’œuvre qui en résulte est une nouvelle preuve, si cela était encore nécessaire, de l’apport fondamental de la forme lorsqu’un véritable cinéaste est aux commande. La démonstration de force se fait dès les premières minutes, sur ce plan séquence d’anthologie qui tresse tous les fils narratifs et les motifs géographiques du récit : deux pays, une frontière, un flic à la fois en mission et impliqué dans sa vie privée. Une mécanique bien huilée, à l’origine d’un défilé de personnages secondaires hauts en couleurs, comme on a déjà vu dans Arkadin : un tenancier d’hôtel presque aussi inquiétant que le sera celui de Psychose deux ans plus tard, une vielle gitane en la personne de Marlene Dietrich, les cartels mexicains… Les prises de vues sont sublimes, les mouvements de caméras virtuoses et les portrait ont toujours cette étrange singularité permettant de révéler l’indicible part de monstre qui sommeille en chaque individu.
Welles exploite comme personne les lieux : à l’issue de ce passage de frontière initial, tout n’est que trajets, enfermements et filatures. Chaque espace fixe est scruté (l’hôtel pour la jeune épouse, la bicoque de Dietrich) dans sa profondeur et situé dans un environnement dont on pose avec malice les dangers : trop isolé, ou au contraire enfermé dans une promiscuité problématique. La filature finale, jouant sur les zones industrielles, les structures métalliques, le pont, se double d’un travail sur le son redoutable d’efficacité, l’écoute permettant une omniscience supplémentaire : cet expressionisme qui rappelle celui du Troisième Homme de Reed donne toutes ses noblesses au film noir.
Difficile pourtant d’expliquer ce qui fait de ce film un opus moins intense qu’un grand nombre d’autres du cinéaste : la modestie de son intrigue ? le remontage par le studio, même si nous pouvons voir aujourd’hui une version moins tronquée et plus fidèle aux instructions du maître ? Quoi qu’il en soit, la dynamique ne fonctionne pas de façon homogène, et le génie reste essentiellement visuel : les personnages sont davantage des fonctions que des incarnations, et certains temps morts empèsent un peu l’ensemble, qui manque de la folie qu’on avait chez Arkadin pour transcender les limites du genre.
…Reproches de cinéphile gâté, on en conviendra, tant ce film reste à bien des égards un sommet esthétique et formel. Mais c’est bien là le drame du génie Welles que d’être sans cesse confronté à sa pesante grandeur.
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