Je n'apprécie pas habituellement les livres d'André Gide, à l'unique exception de la Symphonie Pastorale qui est un livre magnifique et déchirant.
Jean Delannoy s'est emparé du sujet et en a fait un film en 1946 qui fut un véritable évènement international et qui fut couvert de prix.
On y retrouve tous les thèmes abordés par le roman. Par exemple la difficulté de faire un choix entre reconnaissance et amour, ou bien à partir de quand la reconnaissance peut se transformer en amour.
Mais aussi la difficulté de l'idée de séparation (comment le pasteur peut supporter l'éventuel départ de Gertrude) qui peut se décliner autrement : pourquoi le pasteur était-il si réticent à l'idée de soigner Gertrude afin qu'elle puisse voir ?
Sans oublier le plus terrible : pour un voyant, voir est une habitude inconsciente. Il n'y a de mystère que dans ce qu'on cache. Pour un non-voyant, le travail d'imagination tente de combler le manque et peut idéaliser ce qu'il ne voit pas. L'espoir fou de pouvoir voir un jour enflamme l'imagination. Le problème, si j'ose dire, c'est que, quand le non-voyant voit enfin, les illusions tombent et en particulier les expressions des visages des gens apparaissent explicitement ainsi que les sentiments qui ne s'exprimaient pas forcément par des mots. Bien entendu, au-delà de la joie de voir et de pouvoir se mouvoir sans l'aide de personne, Gertrude découvre les souffrances de l'épouse du pasteur ou de Miette dont elle n'avait qu'une conscience diffuse et surtout comprend qu'elle est elle-même l'élément perturbateur. L'échelle des valeurs Amour/Reconnaissance est brusquement bouleversée.
L'interprétation du rôle du Pasteur par Pierre Blanchar est juste. Sa crispation croissante traduit bien le trouble et le tourment qu'il refuse de voir en lui. Quant au jeune Jean Dessailly, il habite magnifiquement le rôle du fils, déchiré entre l'amour fulgurant qu'il éprouve pour Gertrude et le respect absolu du père et de sa parole.
Côté interprétation du rôle de Gertrude, Michelle Morgan joue parfaitement le rôle et d'ailleurs elle en a été récompensée par un prix à Cannes. Cependant, avec un peu de recul, je me demande si Michèle Morgan ne fait pas un peu trop "femme accomplie", ce qui est complètement normal étant donné la carrière qu'elle a déjà derrière elle. Chaque fois que je vois le film je me dis que ce n'est pas Michelle Morgan que j'aurais vu dans la Gertrude du livre mais une actrice plus jeune, peut-être même carrément un premier rôle. Un peu plus de candeur, de naïveté, de sauvagerie peut-être auraient donné une touche de tendresse ou de fragilité au personnage de Gertrude.
Mais non, les personnages sont traités par Delannoy avec tellement de délicatesse, qu'il ne faut rien toucher. Un film inoubliable qui interpelle sur le bonheur que l'on cherche et qui n'est pas forcément celui qu'on trouve. Un film dont on a envie de refaire la fin tellement on crie à l'injustice, "qu'il suffisait que..., pour qu'il en soit autrement"