Adapté, comme Rebecca qui le suivra, d'un roman de Daphne du Maurier, La Taverne de la Jamaïque est le dernier film de la période anglaise du grand Hitch. Le maître n'est pas encore au sommet de son art mais il signe ici bien plus qu'un anodin divertissement.


D'abord par son statut d'oeuvre hybride ambiguë : film de pirates, comme le laisse supposer la première scène ? Western, comme le suggère la deuxième, où Mary voyage en diligence menée par des chevaux au galop, ou encore la scène où l'on veut pendre Trehearn ? Satire sociale, avec le personnage du juge bouffi d'orgueil qui dissimule derrière sa bonne éducation des agissements de truand - que l'on peut opposer à la bande de pirates qui se fait exploiter ? Film policier ou d'espionnage, avec Trehearn, cet infiltré qui cherche à mener à bien une mission secrète ?... Film d'horreur même, lorsque Mary frappe à la taverne et qu'un visage se montre à la fenêtre....


Hitchcock joue sur tous ces tableaux avec un certain brio. Il montre déjà la qualité de sa mise en scène et imprime sa "patte". Quelques exemples :



  • L'opposition entre la demeure du Juge, tout de blanc immaculé, bâtie sur des lignes verticales, et la taverne, sinueuse et plus contrastée.

  • Le jeu du chat et de la souris, dans la scène où le Juge et Trehearn sont dans la taverne, ce dernier ignorant que le notable est en fait coupable : Hitchcock étire volontairement cette scène, bien dans son habitude. Tout est donné dès le départ aussi : le méchant est tout de suite révélé, là aussi dans la tradition de Hitchcock, qui entend faire reposer le suspens sur d'autres bases qu'Agatha Christie...

  • L'importance des cordes : les cordes du navire, la corde du pendu, celle qui permet de faire descendre les pirates dans la grotte, celle qui permet de hisser le vêtement en flamme pour empêcher le naufrage, celle qui retient prisonnier Trehearn et qu'on verra à terre, une fois que Patience l'aura délivré... Ce soin accordé aux objets, qui passent de scène en scène, est typique du cinéma de Hitch.

  • Le final, où le Juge monte au grand mât, typiquement hitchcockienne, avec la coupure du son un instant, extrêmement évocatrice de la tension du moment.

  • Quelques beaux plans significatifs, comme la découverte de Trehearn par Mary, en plongée, au travers d'un trou qui évoque celui d'une serrure (obsession hitchcockienne pour le voyeurisme), plan auquel répond celui des pirates qui s'adressent à Trehearn et Mary dans la grotte.

  • Et puis il y a toujours chez Hitchcock une limpidité dans les plans, que je ne sais pas analyser techniquement, mais que j'appelle "la ligne claire" car elle me fait penser à Hergé dans la BD (que je trouve, plus encore, chez Bresson) ; ce qui rend le film très agréable à regarder.


Le film nous offre aussi deux beaux personnages, porté par deux grands acteurs :



  • Mary, incarnée par Maureen O'Hara - aux faux airs d'Ingrid Bergman : très belle, d'une grande expressivité... tombant parfois dans le surjeu (exemple : lorsqu'elle apprend en espionnant que l'armée va débarquer dans la taverne). Ce personnage de jeune oie blanche en apparence, qui se révèle d'une audace et d'une détermination sans faille, n'est pas nouveau au cinéma mais il est toujours plaisant à voir (c'est ce qui m'a accroché dès le début), et ici porté avec une grande conviction.

  • Le juge Sir Humphrey Pengalian, endossé par Charles Laughton, oui, le fameux auteur d'un film unique, La nuit du chasseur ! Personnage savoureux de duplicité et de flegme. Il s'oppose au rustre Joss qui, lui, s'avérera pas si mauvais qu'il peut le paraître. Là aussi, quoique dans un autre registre, Laughton verse assez souvent dans le jeu outré, voire le cabotinage, mais c'est assez réjouissant. Et le personnage est intéressant par son caractère imprévisible : il peut humilier son valet Chadwick, puis s'en excuser et se montrer plein d'empathie pour le vieux serviteur ; il se montre cupide et cruel, mais peut aussi accorder un toit à une vieille dame qui vient le supplier. On pourra voir en Pengalian un double de Hitchcock, non seulement par le flegme et la physionomie, mais aussi dans ce personnage fétichiste quant aux jeunes femmes et frustré sexuellement (cf. la scène dans le bateau, où il constate qu'il ne pourra pas faire de Mary sa chose).


Si, donc, cette Taverne de la Jamaïque recèle déjà moult qualités du grand Alfred, elle en contient aussi les défauts, comme les effets spéciaux ratés, qui rendent par moments le film ridicule : on ne croit pas une seconde au naufrage tant on voit la maquette de bateau dans une piscine, et certains cieux sont vraiment mal peints, faisant un peu sortir du film. On pardonne cette faiblesse dans Les oiseaux, tant le film est riche. Un peu moins ici. On déplorera aussi le personnage de Trehearn, un peu lisse, et la mièvrerie du happy end, où Mary repart à son bras.


Un Hitchcock qui a moins bien vieilli que ses chefs d'oeuvre, sans doute. Hautement digne d'intérêt tout de même.


7,5

Jduvi
7
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le 13 août 2020

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