Dans Soy Cuba, le travail douloureux de la récolte de la canne à sucre était souligné par une rythmique abrutissante et presque hypnotique, répétitive jusqu’à la nausée. Pour son premier film, caméra d’or à Cannes en 2015, le Colombien César Acevedo reprend partiellement cette idée. Mais avant que de montrer le labeur des ouvriers, il donne à voir leur demeure, dans laquelle un homme revient après 17 ans d’absence ; son épouse, son fils à l’agonie, sa femme et leur petit garçon y survivent, entourés de la canne à sucre et sous une pluie de cendre due à son exploitation intensive.
L’ouverture annonce la couleur : plan-séquence fixe, on y voit le grand-père marcher le long de la route avant qu’un camion ne le dépasse dans un fracas qui n’inonde le champ d’une poussière blanche.
Deux plans cohabitent : la réalité socio-économique qui dénonce l’exploitation de travailleurs qu’on ne paie que rarement et qu’on exploite jusqu’à la mort, et cette demeure qui reste la seule mais vénéneuse possession de cette famille. Encerclés, empoisonnés par l’air viciés, dépendant d’un travail à la source même de leur mal, les actifs ne savent que faire. La mère refuse de partir, le père l’a déjà fait avant de revenir pour accompagner son fils mourant d’insuffisance respiratoire. La belle-fille ne demande qu’à s’en aller, tandis que le garçon de 6 ans tente de comprendre les motivations torturées de cette famille dysfonctionnelle.
Rares ébauches de sens dans cet univers apocalyptique, la relation avec son grand-père, à l’écart de la mort et de l’esclavage, occasionne la construction d’un nichoir ou l’envol d’un cerf-volant.
La mise en scène, très austère, opte pour une dignité silencieuse. Nul pathos, mais des portraits, souvent silencieux, de visages s’ouvrant à la relation et la solidarité face à l’adversité. Quelques lents panoramiques accompagnent discrètement de timides échanges, élargissent le plan sur ce qui pourrait être une famille, ou une équipe de travail. Le père malade s’offre ainsi une sortie, sous un drap le protégeant de l’air, pour rejoindre en cachette père et fils : à la fois fantôme et vivant, il trompe la mort quelques minutes durant, au soleil et au sourire de son enfant.
L’étouffement du cadre, très travaillé, reste néanmoins sans relâche, d’une violence muette, ponctué de cette neige cendrée dont la seule évolution sera la vision finale des flammes qui en sont à l’origine : une explosion graphique et infernale qui semble pouvoir enfin offrir aux personnages non un répit, mais au moins la possibilité d’un changement, même dans la douleur.
Parce que l’exploitation ne cédera pas, parce que le monde devenu fou poursuit sur sa lancée, le deuil et la séparation semblent être les conditions inévitables de la survie. À la fois pessimiste et profondément empathique, La terre et l’ombre aura donné, le temps d’un récit, des visages aux victimes, traqué leur capacité à sourire, regarder devant eux et relever la tête.