"Salauds de pauvres !"
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le 6 janv. 2017
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"La Traversée de Paris" est un film qui est devenu cultissime avec le temps notamment pour ses dialogues percutants et savoureux. Il a été mis en scène en 1956 par Claude Autant-Lara sur la base d'une nouvelle de Marcel Aymé. Ce dernier écrivit quelques ouvrages controversés car sans gants sur les périodes d'Occupation et Epuration dans l'immédiat après-guerre (Uranus).
"La Traversée de Paris" évoque, à travers le périple de deux compères chargés de transporter un porc en morceaux dans des valises, des comportements de Parisiens au moment de l'Occupation. Le film fait surtout voler en éclat le tabou post-Occupation, dans un souci de réconciliation nationale, qui était de penser qu'au fond, tous les français avaient eu une âme de résistant. Autant-Lara montre une certaine réalité de l'époque sur le marché noir, les profiteurs en tous genres et sur la lâcheté quotidienne des français. Il dépeint une France des petits accommodements dont le sujet de préoccupation majeur était le rationnement. Les comportements des gens sont alors exacerbés c'est-à-dire qu'une personne au tempérament plutôt lâche en temps normal sera encore plus lâche. Ils peuvent être catégoriques ou de principe.
Je ne me lave pas, moi, Madame, depuis que la France a été vaincue.
Et si personne ne se lavait, la France serait plus propre !
La nouvelle de Marcel Aymé est beaucoup plus noire mais moins cynique que le film puisqu'à la fin, Martin comprend que Grandgil s'est bien amusé en tentant cette expérience de marché noir pour voir "jusqu'où on pouvait aller en ces temps troublés" et le tue sur un coup de colère. Dans la nouvelle, Marcel Aymé prend ouvertement la défense du prolétaire face au bourgeois cynique qui semble s'accommoder facilement de la situation. Dans le film d'Autant-Lara, le propos est beaucoup plus "subversif" car que ce soit avant, pendant ou après l'Occupation, l'ordre des choses n'évolue pas : la guerre finie, Grandgil a retrouvé son standing (si tant est qu'il l'ait perdu) et Martin porte toujours des valises avec, maintenant, le mot "porteur" sur sa casquette. L'amitié improbable qu'on aurait pu imaginer, un court instant, ne peut exister puisque le train de Grandgil s'éloigne inexorablement comme la distance entre les deux personages.
Le film vaut pour son casting hors pair.
Jean Gabin interprète le personnage de Grandgil, artiste peintre réputé ; le personnage est resté le même qu'avant guerre, tenant tête à l'injustice et ne s'abandonnant pas à la facilité ou à la lâcheté ou à l'abus de pouvoir. Au delà du "salauds de pauvres" qui aurait pu d'ailleurs être un "salauds de riches" dans un autre contexte, il est outré que le bistrot emploie une jeune fille manifestement juive au black au vu et au su de tout le monde. Il s'amuse de la pauvre jalousie de Martin qui l'invite à diner : "t'as pensé que j'aimerais mieux les rognons que ta femme". Il s'amuse et méprise la peur et l'avidité de Jambier, le charcutier-épicier et le pousse dans ses retranchements (en se taillant de belles porcifs de jambon).
Bourvil interprète le rôle complexe de Martin. Complexe car il joue plusieurs personnages : les durs face à sa femme ou face à Grandgil tant qu'il le perçoit comme une cloche. Il est effrayé par les provocations de Grandgil. Il perd pied devant la rhétorique de Grandgil qu'il ne comprend pas. Il passe par des phases d'admiration puis de répulsion voire révolte quand enfin il comprend la manipulation. On dit que c'est le rôle qui l'a sorti des rôles de gentil benêt qu'il tenait habituellement. En tous cas, c'est lui qui tire son épingle du jeu dans ce film. Marcel Aymé avait marqué son désaccord sur le choix de Bourvil pour ce rôle avant de se raviser devant le succès et l'efficacité du jeu de Bourvil.
De Funès a le petit rôle de l'épicier Jambier, cauteleux à souhait, avide en diable. Percé à jour par Grandgil/Gabin, il montre une écœurante lâcheté.
La réalisation d'Autant-Lara est d'une rare efficacité en alternant les scènes comiques (avec les chiens, par exemple) avec les scènes beaucoup plus graves où un suspense prend place rappelant que la mort guette peut-être au carrefour suivant.
Quelques trouvailles de mise en scène par exemple lors de l'arrestation de Grandgil et Martin qui est vue de l'intérieur de la boutique avec juste les silhouettes noires.
De la même façon, l'action se passant essentiellement de nuit, un travail important a été fait au niveau de l'éclairage et des décors pour contribuer à l'impression de fuite dans un Paris déserté et silencieux où on n'entend que le bruit des pas.
"La traversée de Paris" est un film marquant de la filmographie d'Autant-Lara qu'il a traité avec un ton débonnaire avec une pointe de désinvolture ; il est une photo instantanée peu flatteuse des français pendant l'Occupation.
Autant-Lara réalisera quelques années plus tard le pendant de ce film, cette fois à la campagne avec les "patates".
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Créée
le 20 mars 2022
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