C'est la 3ème fois, après "l'homme de Londres" et "les inconnus dans la maison" que Henri Decoin adapte un roman de Simenon. Ici, il met en scène une nouvelle fois Danielle Darrieux, qui fut son épouse dans les années d'avant-guerre.


Le scénario de ce film est d'une bien grande noirceur puisqu'il décrit la lente désagrégation d'un couple. L'épouse, Bébé, qui fut très amoureuse au début du mariage finit par haïr, François, son mari au point de l'empoisonner.


De mon point de vue, c'est un des très grands rôles de Danielle Darrieux avec "Marie-Octobre" de Duvivier. D'abord, elle n'est pas dans le registre de la comédie qui lui réussissait d'ailleurs très bien avec Henri Decoin. Là, le registre est profondément dramatique, sans espoir. C'est peut-être même un de ses premiers rôles dramatiques. Elle joue le rôle d'une jeune femme idéaliste, au sortir de l'adolescence qui croit dans la valeur et l'importance de l'amour dans un couple pour construire le bonheur. Dix ans plus tard, elle est une femme brisée qui a accompli un acte criminel parce qu'elle n'en peut plus d'être constamment bafouée, parce qu'elle a cessé d'aimer, parce qu'elle est morte intérieurement.


La mise en scène d'Henri Decoin est très réussie car construite à partir de l'agonie de François qui est en fil rouge du film entrecoupé par de fréquents flash-back sur les dix ans du couple.
On y retrouve la Danielle Darrieux des comédies lorsqu'elle est amoureuse de François, au moment des premières rencontres et du voyage de noces et le spectateur est à la fois ravi et glacé. Ravi de retrouver Danielle Darrieux en belle femme heureuse qui respire le bonheur et qui possède toutes ses illusions sur la force de l'amour. Glacé, par le comportement de François qui n'a accompli qu'une formalité en se mariant, qui trompe constamment sa femme et qui montre un cynisme absolu pour ne pas dire une goujaterie sans bornes.
Là, où je trouve que la mise en scène frôle la perfection, c'est que le film est construit à partir de l'agonie de François, qui se remémore sa vie, donnant ainsi la fausse impression que c'est le rôle principal alors que tout, absolument tout, tourne autour de Danielle Darrieux. En effet, on ne voit Danielle Darrieux qu'à travers les yeux de François à l'agonie qui comprend enfin à quel point il a été odieux et injuste et découvre soudain qu'il l'aime. Mais le film le montre bien à côté de la plaque. Il est désormais bien trop tard. Et c'est une digne, froide, tout de noir vêtue Danielle Darrieux qui lui signifie la fin des illusions, la vérité.


Il est grand temps de dire que le rôle de François est interprété par Jean Gabin qui est dans l'entre deux. Je veux dire qu'il n'est plus le jeune premier d'avant guerre. Il n'est pas encore le patriarche ou le flic ou le personnage bougon et têtu que nous connaissons tous. Ici, il joue le rôle d'un fringant patron, très amateur de femmes dont aucune ne lui résiste de la secrétaire à la collègue en passant par les femmes des amis... On est dans l'acte automatique, sans valeur, qui tient du domaine du réflexe. Aujourd'hui, on parlerait presque de prédateur. A l'époque, on disait l'homme à femmes.


Il est aussi grand temps de parler du contexte du film qui est une haute bourgeoisie provinciale où les mariages sont arrangés, où tout le monde se tait de peur du qu'en-dira-t-on. On est dans l'entre soi où l'ami cède sa femme (ou, plutôt, ferme les yeux) pour obtenir le fric pour un investissement. C'est dans dans ce milieu qu'évolue Bébé (Danielle Darrieux) qui commence, dans sa grande naïveté, par admettre les infidélités de son mari jusqu'au "too much".
Si le film n'était pas si noir, on pourrait même être amusé par la prestation de Gabrielle Dorziat, excellente dans son rôle de marieuse qui est invitée à chaque anniversaire de mariage et examine à travers son face-à-main Danielle Darrieux pour conclure par un insupportable "le bonheur vous va bien". Qui se transformera lorsque tout sera conclu, par un "le malheur vous va bien"...


Henri Decoin a fait un film terrifiant, qui est oppressant et dont on ne peut que se demander qui est le plus coupable : celle qui a empoisonné son mari au bout de dix ans ou celui qui a humilié, bafoué (et même frappé) son épouse pendant dix ans.
Ce film réalisé en 1952 reste malheureusement très actuel.

JeanG55
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le 29 avr. 2022

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