La victime désignée est une excellente surprise que nous permet de découvrir l’éditeur Frenezy en blu-ray dans une copie splendide. C’est un film singulier qu’il est assez difficile de classer puisque l’on a à faire à la fois à un film de genre, c’est incontestablement un thriller sur le thème d’une machination dont l’idée essentielle est reprise, sans le citer, du roman de Patricia Highsmith écrit en 1949, L’Inconnu du Nord-Express, adapté par Alfred Hitchcock deux ans plus tard, et à la fois à un film d’auteur assez ambitieux comme le souligne d’ailleurs la présence de l’acteur Pierre Clémenti qui ne vient pas du tout du cinéma de genre mais du cinéma d’auteur le plus exigeant : Philippe Garrel, Jacques Rivette, Luchino Visconti, Luis Buñuel, Bernardo Bertolucci, Pier Paolo Pasolini, Glauber Rocha...
Le film n’est pas un giallo car il est essentiellement psychologique. Il y a un seul meurtre auquel, de plus, le spectateur n’assiste pas, et peu de sang même si le sang se retrouve fréquemment de façon symbolique dans le film, notamment sur plusieurs vêtements portés par le comte Matteo (Pierre Clémenti).
L’opposition entre les deux acteurs principaux, Pierre Clémenti et Tomás Milián (Stefano), est particulièrement intéressante. Le personnage interprété par Tomás Milián lui offre un contre-emploi assez intéressant puisqu’alors qu’il joue souvent des personnages assez flamboyants, il est ici complètement soumis aux circonstances, à sa femme qu’il n’ose pas quitter et dont il dépend financièrement, et bien sûr il est le jouet de Matteo.
Ce dernier est un dandy aristocratique un peu efféminé et la dimension homosexuelle de la relation est évidente. Mais le plus important est ici le thème du double puisque Matteo n’est rien d’autre qu’une projection des désirs plus ou moins conscients de Stefano, son double maléfique. Comme le fait remarquer Jean-François Rauger, directeur de la programmation de la cinémathèque française, cette dimension est soulignée dans une scène absolument remarquable où, après avoir appris le meurtre de sa femme, Stefano se rend dans sa villa, descend dans la cave où il y a de l’eau et, à peine a-t-il ouvert la porte qu’il voit le reflet de Matteo dans l’eau, comme s’il se regardait dans un miroir. Là, c’est vraiment du grand art !
Il est intéressant de remarquer qu’avant même de rencontrer Mattéo, Stefano a déjà vendu son âme au diable, ce diable étant le capitalisme : petit dessinateur inconnu il est devenu un homme d’affaires qui travaille dans la publicité. Cette dimension politique est aussi une des qualités du film.
Enfin, on notera une mise en scène élégante et une superbe photographie d’Aldo Tonti qui a tout de même travaillé avec Federico Fellini, Roberto Rossellini, Mauro Bolognini et John Huston notamment.
Curieusement, il semble que ce soit le seul film vraiment intéressant, ou en tout cas de ce niveau, du réalisateur Maurizio Lucidi qui terminera peu glorieusement sa carrière en tournant dans les années 80 une palanquée de films pornographiques sous le pseudonyme de Mark Lander.