Critique / Cannes : La vie d'Adèle (par Cineshow.fr)
Placé en fin de Festival de Cannes malgré une durée annoncée de 3h, le nouveau film d’Abdellatif Kechiche avant de quoi démotiver les moins résistants. Présentée en version « work in progress » sans générique de début ni de fin, La Vie d’Adèle est devenu immédiatement après sa projection le film événement de la quinzaine, vainquant par KO la presse venue le découvrir pour au final sortir grand favoris pour la Palme d’Or ou pour les prix d’interprétation féminin (car impossibilité d’avoir un cumul des prix). Un véritable uppercut et le premier vrai choc de ce festival qui, au-delà d’être très impressionnant dans son traitement, propulse une actrice relativement méconnue sur le devant de la scène, Adèle Exarchopoulos (19 ans), qui offre une prestation pour son premier grand rôle tout simplement hallucinante.
Le réalisateur connu pour ses films naturalistes et sa direction d’acteurs exemplaire, ayant d’ailleurs permis de révéler Sara Forestier en 2004 pour l’Esquive, s’attaque ici à l’adaptation du roman graphique de Julie Maroh « Le bleu est une couleur chaude » sorti en 2010. Une oeuvre dans laquelle le bleu était la seule couleur autorisée pour mettre en exergue les éléments fondamentaux du récit. Le personnage de Clémentine devient Adèle (le véritable nom de l’actrice) mais le fond ne change pas malgré un certain nombre de libertés prises. C’est l’histoire d’un coup de foudre, soudain, extrêmement fort lors d’un regard entre deux jeune femmes. L’une (Adèle) est au lycée en littéraire, l’autre (Emma) en quatrième année des beaux-arts. Après une brève tentative avec le sexe opposé, Adèle va développer rapidement une attirance pour les femmes qui sera transcendée par la rencontre avec l’artiste aux cheveux bleus. Abdellatif Kechiche va filmer pendant très exactement 2h57 cette passion plus forte que tout, au plus près des visages des corps aussi bien dans le quotidien que dans l’intime. On aurait pu craindre que le réalisateur se perde avec son sujet, ne tombe dans certains clichés pénibles ou ne succombe à un voyeurisme gratuit. Il n’en est rien. La vie d’Adèle était un pari risqué mais se révèle être un grand moment de bravoure et de performance d’actrices, un film qui vous happe et vous touche en plein cœur tant par l’amour si pur qui se dégage de ces deux êtres, que par la tension née d’une homosexualité difficile à assumer. Véritable ascenseur émotionnel, systématiquement juste, le film suit une trame narrative qui n’a rien d’innovante (la rencontre, l’amour, la déchirure, la poursuite de la vie) mais peint un morceau de vie à un âge particulièrement complexe, où la recherche de soi s’accompagne d’un passage forcé à l’âge adulte.
En s’étalant sur plusieurs années, le film permet de suivre le parcours d’Adèle depuis son lycée jusqu’à sa classe de CP dans laquelle elle enseignera, par passion et envie de transmettre un savoir qui lui est si cher. Kechiche dirige ses actrices avec un talent inouïe pour obtenir des interprétations dans lesquelles elles se livrent intégralement, autant dans les moments de joie et d’abandon à l’autre, que dans les difficultés de la vie et les doutes. La vie d’Adèle est une œuvre sans concession, cherchant systématiquement une justesse de ton dans les moments les plus convenus ou communs, mais également dans les scènes sexuellement explicites qui font partir intégrante de la vie. Même si les actrices portaient des prothèses pour les parties les plus intimes de leur anatomie, l’impact est bien là, la dévoration charnelle réaliste et belle. A aucun moment le sentiment de voyeurisme ne dérange, le réalisateur se limitant à filmer ces passages de la vie au même titre qu’il filme les scènes du quotidien. Bien que dérangeantes car longues et extrêmement frontales, les séquences saphiques présentent dans l’œuvre originale sont toujours là pour servir le propos, et jamais dans une volonté de satisfaire un œil lubrique. On en ressort bouleversé, broyé par tant d’émotions qui touchent à quelque chose de fondamental chez l’être humain, l’amour, le vrai, celui qui n’est pas mis en scène. Kechiche ne triche jamais, ne se joue jamais des spectateurs, il se contente de peindre des instants de jeunesse, cette soif d’apprendre de l’autre, de s’émanciper, de s’assouvir en tant que qu’être humain et ici, en tant que femme.
Avec sa mise en scène peu renouvelée privilégiant dès que possible les gros plans voire très gros plans, le réalisateur montre à nouveau son amour pour ses acteurs, n’hésitant jamais à les filmer dans les moments les moins flatteurs mais ce qui permet aussi de décupler notre empathie. Bien que cédant parfois à quelques petites facilités narratives, l’ensemble passe à une vitesse folle, se dévorant avec fascination comme happé par cette romance homosexuelle. L’amour est autant présent que la violence des sentiments, la violence du regard des autres ou la violence des non-dits. La vie d’Adèle culmine à plusieurs reprises à des sommets de tensions lors de situations banales, un repas dans la famille d’Adèle peu enclin à entendre la relation homosexuelle de leur fille, les acharnements des camarades du lycée repoussant toute orientation non hétéro, ou encore la scène de séparation dans un fracas verbal étourdissant. Un poil long dans son dernier quart d’heure qui tend à s’étirer plus que de raison (alors que les 2h45 précédentes se suivent sans effort), on peut légitimement penser que le film sera retravaillé avant sa sortie en salle en octobre prochain étant donné que le montage présenté à cannes semblait avoir été terminé très peu de temps avant.
La vie d’Adèle est une œuvre fracassante, bavarde oui, mais surtout un monument de cinéma magistral porté par deux actrices au sommet de leur art. Le traitement de thématiques aussi fortes que l’homosexualité, le désespoir, la poésie, et bien sûr l’amour nous frappe en plein cœur, sans demi-mesure avec une pertinence totale. Cette réussite quasi sans faille est également un tremplin en or pour une étoile naissante qui devrait légitimement remporter le prix d’interprétation féminine, damant le pion à Marine Vacth qui avait pourtant impressionné dans Jeune et Jolie. Beaucoup considère déjà ce film comme un chef d’œuvre, on ne saurait le dire avec certitude à ce stade mais ce qui est sûr, c’est qu’il sera l’un des monuments du cinéma français de 2013. A toute l’équipe, bravo !