Tout à commencé au printemps 2013. Déambulant au hasard dans la Fnac des Halles, je tombe sur une bédé dont la couverture m'appelle : un être androgyne, présenté-e de dos, dont on aperçoit le (beau) visage, cerclé de cheveux bleus en bataille. Je pense à Yslaire et à ses personnages masculin, Bernard Sambre ou bien Jules Engell Stern, héros du Ciel au dessus de Bruxelles.
Le titre, plein de poésie, me pousse encore à ouvrir ce livre : Le bleu est une couleur chaude. Je commence à lire et je suis subjugué. Le résultat est loin de ma première impression. Là où Yslaire utilise des symboles forts et tente de générer un sentiment d'universalité à travers des histoires romanesques, Julie Maroh s'attache à décrire la vie humble et fragile d'une adolescente dans les années 90'. Le bleu... m'a tant marqué par sa poésie visuelle et littéraire, par sa description à la fois tendre, mélancolique et militante de la découverte du désir homosexuel que je l'achetais immédiatement.
À peine rentré chez moi, je me jette sur mon ordinateur pour me renseigner sur le livre, l'auteure, et tout ce que je peux en trouver. Je découvre très vite qu'un film est en cours de production, et que son réalisateur n'est autre qu'Abdelatif Kechiche, dont je connais surtout L'Esquive. Je suis tout d'abord surpris par le choix de Kechiche, cinéaste social et naturaliste actuel, d'adapter un livre aussi graphique. Mais soit. Je cherche plus avant.
Mes premières inquiétudes arrivent vite : le prénom du personnage principal a changé. On est passé de Clémentine à Adèle, ce qui est tout de même nettement moins joli. Le titre a aussi changé, et le film est devenu La Vie d'Adèle (là-dessus, les anglophones furent bien plus malins que nous et conservèrent Blue is the warmest color). On a clairement perdu au change, premières déceptions.
Puis vient Cannes. La Vie d'Adèle reçoit le prix ultime, la palme d'or, décernée non seulement au réalisateur mais aussi aux deux actrices, et ce à l'unanimité. En cette époque troublée de débats sur le mariage gay, le choix du jury me souffle, et l'émotion me submerge. Je verse une larme en regardant la conférence de presse qui réunit le « trio gagnant ».
Mais ma joie est de courte durée. Très vite, mes camarades de classe (j'étais alors encore en BTS audiovisuel) se plaisent à taxer Kechiche de cruauté ou d'esclavagisme envers son équipe technique. Je me place en défenseur d'un réalisateur que je connais peu et d'un film que je n'ai pas vu.
Puis viennent les déclarations de Léa Seydoux, et une nouvelle polémique se déclenche. Encore une fois, je me place en défenseur du réalisateur, invoquant les cruels génies que sont Clouzot, Hitchcock, Pialat.
Et enfin, le dimanche 13 octobre 2013, je me rend, accompagné de ma moitié, à L'écran de St Denis pour voir ce film si polémiqué.
Trois heures plus tard, je sors de la salle, déçu et furieux. Que reste-t-il de la merveilleuse BD de Julie Maroh ? Pas grand-chose, mais ce n'est pas le plus grave.
Le film est une « adaptation libre », je ne m'attendais donc pas à un exemple de fidélité, loin de là. Pourtant, le film commence de manière presque similaire au livre, à un « détail » près : il n'y a rien de rétrospectif. On débarque dans la vie d'Adèle, lycéenne, sans passer par le lugubre journal intime post-mortem donné à l'amante. On peut s'en réjouir ou s'en désoler, a posteriori, je pencherais plutôt pour la seconde option.
À part ce détail-qui-n'en-est-pas-un, la première heure est étonnamment fidèle à la bédé, allant, dans certaines séquences, jusqu'à la suivre case par case, phrase par phrase. Kechiche y intègre cependant sa petite touche. Parlé des cités, références à Marivaux, scènes de classe... On comprend le titre (parallèle avec La Vie de Marianne de Marivaux) et on s'attache à la petite Adèle, qui ressemble à Clémentine sans être elle. Le film avance et tout va bien. La première scène de sexe arrive tôt, et n'a rien du « porno » annoncé par Julie Maroh. On assiste à une copulation adolescente ce qu'il y a de plus classique. La mise en scène fait penser à Intimité de Chéreau (R.I.P.), rien de bien choquant, mais on comprend la censure (le film est interdit aux moins de douze ans). Puis viennent la rupture, le premier baiser lesbien (magnifiquement amené et terrible de sensualité) et enfin la sortie dans les gays bars, la rencontre. Emma est telle qu'on pouvait l'attendre. Léa Seydoux est sublime de nonchalance et de décadence. Le dialogue est onirique, et s'interrompt de manière brute et désagréable, bien que différemment de la BD. Puis vient la scène de dispute, violente et choquante d'homophobie. Je suis on ne peut plus impliqué dans le film, bouleversé par ce que la pauvre Adèle est amenée à traverser.
Mais non. C'est le moment que Kechiche choisit pour changer l'histoire. Comme si de rien n'était, alors que ses relations au lycée sont à la crise, Adèle revoit Emma, se rapproche d'elle, l'embrasse, couche avec elle... Attendez, QUOI ??
Où est passée la phase d’ambiguïté entre les deux filles ? Où sont les questionnements et les crises existentielles du personnage principal ? Où sont les doutes d'Emma quant à sa partenaire ? OÙ EST LE PERSONNAGE DE SABINE, GODDAMMIT ??? Adèle s'est faite jeter par ses amis, a affirmé face à Valentin « ne pas être gouine », mais la voilà qui couche tranquillement avec Emma. Monsieur Kechiche voudrait-il nous faire croire que, lorsque notre environnement est si hostile, l'homosexualité est si facile à accepter ? On touche ici à l'un des problèmes du film : Le Bleu... était un ouvrage en partie autobiographique, mais La Vie d'Adèle, plus que de ne pas avoir été réalisée par une femme, souffre de ne pas avoir été réalisée (ou même pensée) par un(e) homosexuel(le).
On avancera que Kechiche, d'après ses propres propos, s'intéresse plus au coup de foudre et à l'histoire d'amour qu'au côté militant. Soit. Pourquoi, alors, avoir gardé des éléments qui emmènent le film dans cette direction ? Pourquoi avoir gardé cette scène de dispute ? Pourquoi garder une partie des doute en l'image du baiser avec la camarade de classe ? Ces scènes sont sublimes et poignantes mais desservent terriblement le film.
Revenons à la fameuse scène de sexe. Oui, bande de petits cochons, je sais que c'est ça qui vous intéresse ! Eh bien laissez-moi vous dire qu'il vous suffit d'aller regarder, sur des sites dont je tairai le nom, un bon vieux porno lesbien. C'est tout aussi mal filmé, à peine plus mal éclairé, et aussi sensuel, c'est à dire pas du tout. Eh oui, c'est du pur fantasme masculin, une reproduction en mode « bi-vagin » de la pire représentation des relations sexuelles entre homme et femme. On est dans du porno, rien de plus. Il y a Léa Seydoux, et c'est bien tout.
Retour au film : Emma et Adèle sont maintenant un couple « normal », lors d'une scène de dîner chez les parents de la première. Discussions intéressantes sur l'art, une dimension nouvelle s'ouvre, je pardonne à Kechiche, ouf.
Un deuxième dîner chez les parents d'Adèle, cette fois. Le ton est différent. Le couple est caché, le père reproche en creux à Emma de ne pas avoir un « vrai métier ». On s'étonne de ne pas avoir l'homérique scène où Adèle serait chassée de chez elle. C'est vrai, Kechiche ne veut pas de militantisme. Passons.
Ellipse. Adèle et Emma sont adultes et vivent ensemble. Aucune nouvelle des parents de la première. Pas de militantisme. Puis vient cette fameuse scène de la soirée/vernissage chez le couple. C'est à ce moment que le film s'éloigne de la BD, pour le meilleur et pour le pire. Surtout le pire, d'ailleurs. Outre des réflexions sur l'art et l'orgasme féminin au mieux intéressantes au pire chiantes, le film part en c...acahuète.
Adèle se retrouve femme au foyer (enfin pas tout à fait, parce qu'elle bosse, hein), exploitée par sa moitié. Et oui, le machisme existe aussi chez les lesbiennes. Merci, monsieur Kechiche.
Outre des scènes plutôt poignantes avec les enfants, où l'on sent l'ombre d'Être et avoir, le film tourne au mauvais drame romantique : adultère par solitude, dispute mal improvisée, discussions gnan-gnan sur l'art et la position de l'artiste, on se demande ce qu'il va rester de la tragédie écrite par Julie Maroh. Je vous le donne en mille : rien du tout. Après une rupture violente, Adèle, au désespoir (« où est-ce que je vais aller, moi ? »), s'en va... Et n'a pas d'autre problème que ses crises de larmes. Hein ? Pas de dépression ? Pas d'obligation de crécher sur le canapé de son meilleur ami gay ? Que nenni, mon bon monsieur. Adèle pleure, nage, fait la planche (j'ai espéré l'espace d'un instant une tentative de suicide), et vit dans un appartement sorti des limbes.
Mais Emma revient ! Elle a refait sa vie. Adèle pleure, la supplie de revenir, l'embrasse... mais Emma est claire : elle ne l'aime plus. Moi non plus, d'ailleurs.
La fin est désolante. Emma est exposée, réussit sa vie, a une femme et une fille... Adèle finit seule. Estimez-vous heureux, ça aurait pu être pire, elle a faillit finir avec un mec.
J'attendais un chef-d'oeuvre, j'ai trouvé un film inégal, possédant d'indéniables qualités mais se laissant appesantir et, au final, plomber par quelques défauts. J'ai beaucoup aimé, notamment, l'usage que Kechiche fait de la musique, et ai trouvé le jeu d'acteur tout à fait impressionnant, mais le film se place trop dans un entre-deux indéfinissable, concédant autant à la BD qu'aux intentions de « libre adaptation » du réalisateur. Fans de la bédé et/où de Kechiche, regardez donc le premier chapitre, à la fois riche et sensible, mais évitez le second, bien trop lent et incohérent.