Second film que je vois de Bruno Dumont après le très beau Hors Satan, cette Vie de Jésus confirme l'intérêt que je peux éprouver pour le cinéaste, même s'il est un peu moins bon. Nous avons ici un cinéma qui prend des risques dans le choix de son sujet et dans son traitement, un cinéma qui se fait inconfortable et ne choisit pas la facilité.
Dumont nous plonge à Bailleul, dans le Nord, à la frontière belge. En quelques plans, le décor est vite planté : un chemin forestier, une rue de maisons de briques, un bistrot. Un point commun à ces trois décors : le vide. Nous sommes dans un lieu socialement sinistré. Personne dans les rues, personne au bistrot, sauf l'éternel habitué dont on se demande s'il ne drague pas un peu la mère de Freddy. Scène pitoyable entre toutes : lorsque la fanfare municipale défile, il n'y a qu'une demi-douzaine de personnes dans la rue pour regarder ce qui constitue sûrement la seule attraction du patelin.
L'autre point commun à ces décors, c'est qu'ils sont bouchés. Lorsque Dumont film une rue de Bailleul, il y a toujours un bâtiment au fond pour amputer la perspective (je ne pense pas que cela se dise, "amputer une perspective", mais ça ne fait rien, vous me comprenez). Et , bien entendu, cette ligne de fuite brisée, c'est toute une symbolique sociale. Presque le résumé de la vie de Freddy.
Freddy, donc, c'est un jeune gars. 18-20 ans environ, épileptique, chômeur comme tous ses potes. Un paumé, pas très malin, qui passe ses journées soit à tourner dans le patelin en mobylette, soit à troncher sa chérie Marie. Faut dire qu'à part ça, il n'y a pas grand chose à faire à Bailleul. Et puis, faut bien avouer que le Freddy, c'est pas un courageux non plus. Jamais on ne le voit à la recherche d'un travail. Il parle bien de partir à Lille, mais jamais on ne le voit s'y préparer.
Alors, il glande. Et il tourne dans le patelin et ses environs comme un hamster dans sa roue. Le film nous montre ces personnages toujours en mouvement, toujours sur les routes, que ce soit à pied, à mobylette ou en voiture. Mais ce mouvement est paradoxalement nul : ils partent pour toujours parcourir les mêmes lieux, les mêmes rues, les mêmes chemins, et pour toujours revenir aux mêmes endroits. Ils vont ailleurs pour continuer à ne rien faire. Certes, il y a bien l'espoir de lendemains plus heureux ("cet été on ira à la mer, on va se fendre la gueule") mais ces loisirs sont terriblement rapides et le retour à la réalité est toujours brutal. Une fois de plus, le paysage est bouché, socialement parlant cette fois.
L'insistance toute naturaliste de Dumont à filmer les décors et les paysage sert à ancrer l'histoire dans un lieu, dans une terre. Freddy, il est issu d'un endroit précis, on pourrait dire d'un terroir. L'importance des accents est là aussi pour nous le confirmer. Mais Freddy semble aussi vouloir sans cesse y retourner, dans cette terre. Ses nombreuses chutes à mobylette et surtout son attitude dans les ultimes plans du film nous le montrent comme voulant à nouveau se fondre dans cette terre.
Et nous avons bel et bien ici un être mal dégrossi. Disons que l'éducation n'est pas son fort. Du coup, il a ce comportement un peu bestial qui consiste à vivre en meute et à rejeter tout ce qui est différent, les grosses comme les Arabes.
Ce qui est bien, avec ce film, c'est que Dumont ne cherche ni à se moquer, ni à juger. Il montre, en bon cinéaste naturaliste. Certains lui ont reproché une approche un peu entomologiste de ses personnages, mais ce serait oublier les moments vraiment émouvants du film, surtout ceux qui tournent autour de la mort de Cloclo. Par leurs mots maladroits, par la pudeur qui les empêche de livrer vraiment leurs sentiments (parce qu'on est des mecs, bordel de merde !), par leur côté gauche, ces garçons qui jouent les durs savent être très émouvants, et la caméra de Dumont sait s'attarder le temps qu'il faut, à scruter les visages et les regards à la recherche des sentiments mal cachés.
Alors, oui, La Vie de Jésus est un beau film. Mais j'avoue ne pas avoir compris le titre. Certes, on a des allusions religieuses, mais elles sont généralement inversées. Ainsi, dans la chambre où Cloclo s'éteint sans espoir de guérison, on a le grand paradoxe d'un tableau montrant la résurrection de Lazare. Et puis on a Kader, le tentateur qui offre une pomme à Marie. Faut-il y voir une allusion au serpent et à Eve ? Dans ce cas, ça voudrait dire que Bailleul, c'est le jardin d'Eden et là, on serait vraiment dans l'ironie.
[7,5, pouvant arriver à 8 avec le temps]