Bruno Dumont est un réalisateur qui (m')impressionne. Adoré par les Cahiers, petit ange chéri de la maison du goût qu'est Arte, une rétrospective à la rentrée à la Cinémathèque, de nombreux prix au festival de Cannes... Et puis à titre personnel, j'avais essayé de voir Ma Loute plus jeune, sans rien savoir au délire et je suis juste complètement passé à côté du film. Mais je me doutais bien que le réalisateur en avait sous le capot: p'tit quinquin m'est apparu comme un joyau de la télévision que j'ai rattrapé l'année dernière.
Donc quand il faut s'attaquer à un cinéaste de cette envergure, autant tout reprendre depuis le début. ET QUEL DÉBUT. Ce qui saute aux yeux de n'importe quel cinéphile, c'est la synthèse et la maîtrise de l'univers de l'auteur dès son premier film, mais surtout, dès le rythme et la construction des premières scènes : la France est faite de champs, plats, que les jeunes trouvent beau car ils n'ont pas vu grand chose dans la vie. Le montage surprend par des coupes sèches, des transitions descriptives qui relèvent du documentaire, puis on reprend sur un autre personnage qu'on avait introduit en amont. Tout cela participe à faire voyager le spectateur dans ce petit village où il a l'air de faire froid, où les trajets sont longs, faits à moto, les ongles noirs et les corps à l'air, pour faire surgir un semblant de virilité, faute de beau.
Pour ce film, le sujet (relatif à la mort d'un maghrébin des fautes de citoyens locaux) participe à donner l'impression que tout le cinéma de Dumont y est concentré, à cause de la gêne occasionnée. J'ai cru lire que le réalisateur filme son village natal à travers son oeuvre, dont celle-ci. Rendons-nous compte de la démarche : il s'agit de filmer ces personnes sous un angle peu flatteur, que l'on défendra par son réalisme. Et c'est ici que le film devient complètement incroyable. Il s'agit désormais de se demander qui regarde ce film et pourquoi, qui ne le regarde pas et pourquoi. Comme avec P'tit quinquin par exemple, les personnes originaires du nord de la France semblent gênées de ce portrait. À titre personnel, j'aime Mektoub my love car je me sens proche des personnages, du sud de la France tel qu'il est montré, de cette définition large et chaleureuse de la famille. Je ne renie pas la part de ruralité qu'il peut y avoir dans les villages du sud de la France, où ça vote extrême droite également. Mais je défends le cinéma de Kéchiche, celui-ci en particulier car j'apprécie de voir ce qu'il y a de plus important au monde sur un grand écran, pour décupler la beauté de ces choses là. Ce sont les moments partagés avec des amis l'été, les rires sous un soleil engourdissant, l'effacement des barrières générationnelles. Et ici... Et bien cela gêne de montrer l'autre côté de la ruralité. Celui de l'extrême droite, de l'ignorance, l'absence de curiosité et du contentement. Cela gêne, et c'est pour ce sentiment si bien mis en scène que le film est selon moi une réussite.
Il n'y a pas de maniérisme qu'on aurait taxé de regard bourgeois, soit méprisant, soit de bonne conscience. Ici, c'est vrai, ça sent l'évènement passé la rue d'à côté. Mais plutôt que de faire un procès manichéen à ces personnes, Bruno Dumont témoigne d'une inventivité affolante en montrant par le scénario uniquement en quoi ce mode de vie est misérable. Le personnage principal, Freddy, se comporte de manière raciste en rejetant Kader. On se moque de la langue arabe le jour du 11 novembre dans un bar, amenant la famille à sortir en silence de ce lieu. Leur présence dérange, et pourtant, personne ne critique le fait que la bande de jeunes français se déplace à moto, dans un boucan, infernal même du point de vue d'un sourd. Cette bande de jeunes attouche sexuellement une fille alors que Kader, qui essaie de se rapprocher de Marie, retire sa main quand elle la met dans sa culotte en lui demandant "si c'est ça que tu veux". Cerise sur le gâteau, c'est encore le même Freddy qui, en faisant l'amour avec sa copine, si la première fois qu'on les voit, on croit encore à de l'amour, est filmé pour la seconde fois avec un regard abêtissant : un plan montre Freddy faire des allers et retours en missionnaire, le pénis rentrant et sortant explicitement et machinalement, tel un documentaire animalier de la BBC.
Et si les personnes qui nous dérangent, c'était pas immédiatement celles qu'on croit, qu'on voit à la télévision, mais bien nos propres enfants, frères et soeurs, voisins...? Je me demande quel lien entretient le réalisateur avec les personnes et amis qu'il garde de son village natal, comment est perçu son oeuvre au final. Au final, qui est gêné? Les personnes qui agissent de cette manière si on leur montre ce film, qui les représente? Pourtant, elles ne sont pas embarassées quand elles agissent ainsi au quotidien. Plus un point à Bruno Dumont qui se sert du cinéma comme révélateur, quand Kechiche l'utilise comme sacralisateur. Alors qui? Les bourgeois? Qui regardent ce film depuis leurs privilèges, dans un cinéma du quartier latin, qui en parleront au café en déplorant que l'action publique oublie des régions entières dans ses plans d'accès à la culture? Pendant qu'ils bavent dans une tasse payée beaucoup trop cher, certains continuent d'avoir les ongles noirs et de ne pas trouver ça dérangeant. À méditez.