La Vie est Belle présente la caractéristique exceptionnelle d'avoir été un échec commercial avant de devenir peu à peu l’un des films les plus chers au cœur du public américain. Et comme si un premier paradoxe ne suffisait pas, ce classique de la trêve des confiseurs débute tout bonnement avec un personnage dépressif, désespéré, au bord du suicide. La séduction irrésistible qu'il exerce encore aujourd'hui tient en grande partie à cet écart maintenu entre une forme qui épouse les contours de la comédie — alors qu’il n'est pas franchement désopilant — et un "fond" — comme on dit de quelqu'un qu'il a bon (ou mauvais) fond — tragique. Et surtout à l'inversion de la féerie, qui se déroule généralement dans le cinéma hollywoodien sur le mode optatif (montrer le monde tel qu'on souhaite qu'il soit, comme le Shangri-La d’Horizons Perdus). C’est que l’univers de Frank Capra est moins optimiste qu'il n'y paraît. Le charme des personnages, le burlesque des situations, la réjouissante inventivité des dialogues ne masquent pas la gravité d'un univers toujours exposé à la rupture et à la destruction. La légèreté y recèle le sérieux, et une héritière vêtue de soie peut s'échapper d'un yacht luxueux pour partir à la rencontre d'une Amérique en pleine dépression (dans New York-Miami, bien sûr). Les braves gens sont nombreux mais les loups guettent. Partout le groupe familial ou social vit sous la menace. L’industriel délogera-t-il la famille bohème ? La corruption l'emportera-t-elle sur les institutions démocratiques ? Longfellow Deeds parlera-t-il pour se défendre ? Les foules pourraient décider de l'issue, mais ces foules chères à Capra, matière vivante de son écriture visuelle, forment des hydres incontrôlables : fragiles, paniquant à la moindre rumeur, elles ne se retournent au profit du bien que si on leur montre la voie, et n'acceptent que tardivement de transformer leur égoïsme en solidarité. Instable, dangereux, ce monde ne doit son salut qu'à quelques rares figures de sauveurs qui, seuls ou secondés par un deus ex machina, rétablissent in extremis l'équilibre en faveur de la bonté et de la justice.


Le danger s'aggrave dans La Vie est Belle, et le contexte de l’immédiat après-guerre permet de le comprendre. La bourgade américaine, qui était dans L’Extravagant Mr Deeds et Monsieur Smith au Sénat un petit paradis, n'est plus protégée du malheur : Bedford Falls n'a en commun avec le Mandrake Falls de Deeds que la fin de son nom et, loin d'être un éden, c'est un lieu dont on cherche à s'évader. Le mal est en son sein, sous la forme de l'intraitable vieillard Potter : un Mabuse de province, infirme gouvernant son empire depuis son fauteuil roulant. Son élocution tour à tour mielleuse et éructante le désigne clairement comme une figure satanique, ainsi que la scène faustienne où, voyant plus clair dans l'esprit de George Bailey que George lui-même, il est sur le point de le rallier à sa cause en le couvrant d'or. Ce n'est pas au seul Bailey mais à toute la ville que Potter demande de lui vendre son âme, et il le prouve en mettant en danger, par son action dévastatrice, les fondements de la con-fiance et de la solidarité. Chez Capra, l’emprunt financier n'est pas qu'une option économique, c'est un principe de vie vertueuse. Pourtant le système Bailey n'est pas le seul à avoir cours, et les baraques malsaines et ruineuses de Potter coexistent avec le Belley Park : le partage même de l'espace augure d'une possible défaite. Très tôt on nota les similitudes entre le film et A Christmas Carol de Dickens. Mais alors que le romancier anglais prêche l’amélioration morale, voire l’amendement des personnages (l’horrible Scrooge), le cinéaste américain ne fonde aucun espoir sur une quelconque transformation du plus parfait représentant du système de crédit (rien n’empêche d’entendre par là la nature profonde du capitalisme libéral). Seul George Bailey l’intéresse. Son intention explicite est de rappeler aux gens qui ont perdu le courage, leurs illusions et le goût de vivre, aux pochards, aux drogués, aux prostituées, à tous ceux qui sont derrière des barreaux de prison et des rideaux de fer, qu’aucun être humain n’est raté et que, s’il n’existait pas, il laisserait à sa place un vide terrible.


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La vie est-elle donc vraiment si wonderful ? Par un effet d’antiphrase, le titre peut convenir à une destinée marquée par l'échec. Aucune œuvre de fiction n’a jamais besoin de plaider pour l’existence de son protagoniste : tous les personnages imaginaires possèdent par nature assez de mérite pour justifier l’intérêt qu’on leur porte. Faute de quoi ils meurent de l’inattention du public. De fait, La Vie est Belle est peut-être l'exemple unique de film qui présente l'utopie d'un monde dont le héros serait absent, et que cette absence même marquerait du sceau de l'insupportable. Un film qui ne prend sens que dans l'appel au spectateur, non seulement en tant que structure signifiante (comme chez Hitchcock), mais en tant qu’élément conférant valeur morale et affective à une fiction qui sans lui ne serait que schématique et glacée. C'est une démonstration implacable des mécanismes logiques du cinéma hollywoodien : que seraient l'organisation du récit et l'efficacité de la mise en scène si, au lieu d'être dans les mains, même malhabiles, de l'ange Clarence, elles se retrouvaient dans celles de l’infâme Potter ? James Stewart, lui, a vieilli, et le fait de lui assigner une maturité naturelle ("il est né vieux", dit son père) ne suffit pas à cacher que l’idéaliste de Monsieur Smith a pris du plomb dans l'aile. Oubliés, les jeunes hommes naïfs qu'un accident du destin sort de l'ombre ; ce que célèbre ici Capra, c'est le dévouement ordinaire et discret de Monsieur Tout-le-Monde. La métamorphose est violente, et Bailey parcourt le chemin inverse de celui de Deeds et Smith ; là où ceux-ci trouvaient l'occasion de se révéler à eux-mêmes et au monde, le seul réconfort de George est de transformer ses rêves d'aventures en un modèle petit-bourgeois de bon mari, de bon père et de bon voisin — neighbour, en anglais, signifie à la fois voisin et prochain, au sens biblique du terme. L'enseignement du film n'est pas celui, traditionnel, d'une "réussite américaine", mais un compromis sage et un peu amer au nom duquel, en des temps difficiles, on doit ajuster ses désirs aux exigences de la réalité. "Votre échec est un succès !", voilà ce que semble gronder un Oncle Sam menaçant, au doigt pointé vers tous les Bailey d'Amérique. Ils sont nombreux, ceux qui n'ont comme lui jamais couru le risque de l'héroïsme spectaculaire, et le film leur est également dédié.


Alors pourquoi, malgré cet assombrissement généralisé, La Vie est Belle a-t-il suscité le culte que l’on sait ? L’excellence du scénario, le soin apporté au moindre détail, le naturel stupéfiant de tous les acteurs ne suffisent pas à l'expliquer. Malgré une légère accentuation de la mise en scène, on n’a guère le sentiment d’assister à autre chose qu’à une description relativement objective de l’Amérique profonde et de la petite ville exemplaire telle qu’on la trouve par ailleurs dans Furie de Lang, L’Ombre d’un Doute d’Hitchcock ou Embrasse moi, Idiot de Wilder. Ce qui frappe George en revanche, c’est de voir un monde qui, malgré ses turpitudes, se suffit à lui-même et l’exclut. L’implicite c’est la maison, l’explicite c’est l’épouse qui ne le reconnaît pas. On comprend alors la raison profonde de la pérennité du film. Ce qui s'est redécouvert, dans la seconde carrière de celui-ci, c'est probablement la somme philosophique qu’il propose, modestement, sous ses allures de conte de Noël. Car la fable met en scène d'un geste ample la foi religieuse, la notion de destin, la bonne volonté humaine, le droit de chacun à choisir sa vie et sa mort. Clarence est une métaphore évidente de la conscience de George qui, prêt à en finir, se penche sur le cours et le sens de sa propre existence. Si un contenu aussi massif trouve sa place dans un film grand public, c'est qu'il reprend la tradition hollywoodienne en partie interrompue par l'effort de guerre : un cinéma à visée morale, ne se réclamant d'aucune doctrine en particulier mais proposant un système de valeurs qui puisse servir de référence. Ce n'est pas un procédé, plutôt un état d'esprit : il s'agit d'une part de reprendre des acquis réels de la philosophie (Capra doit beaucoup à Thoreau, Emerson, et à leur héritage rousseauiste), d'autre part d'ancrer le parcours des personnages dans un monde de signes et de symboles fondateurs.


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L’une de ces valeurs, on ne le dira jamais assez, est le cinéma lui-même. Clarence, mauvais ange, est non seulement bon philosophe mais bon spectateur. Le récit de la vie de son protégé est un film devant lequel il est invité à s'installer confortablement, jouissant même des facilités de l'arrêt sur image. Ce qu'il montre à George, c'est certes la contingence de l'être humain, mais aussi la richesse des ressources de l'expression cinématographique : il en faut peu, un décor, quelques enseignes, un maquillage un peu forcé, pour que d'une comédie chaleureuse on glisse au cauchemar du film noir. Le cinéma a le pouvoir de construire un monde et son contraire, de renverser le bien en mal et l'ombre en lumière. Or la mise en scène de Capra, par son animation, son ouverture perpétuelle à l’incident, dont le petit drame de la pharmacie donne un modèle parfait, ne se contente pas de répondre aux vœux d’une esthétique populiste : elle incarne avec justesse une métaphysique de la plénitude. Plus visiblement encore, le film désigne le cinéma comme une valeur d'échange et de partage, et résonne en écho par rapport à ceux de son époque. Ainsi l'enfance du jeune Bailey jouant dans la neige rappelle celle, évoquée quelques années plus tôt, de Charles Foster Kane. L’expression de la religiosité le cède au mystère cinématographique : Pottersville, révélation ultime réservée à l'âme pure de George, double défiguré de Bedford Falls aperçue de l'autre côté du miroir, est le secret derrière la porte de Barbe-Bleue, le Rosebud de La Vie est Belle. Enfin l'éternelle rencontre des regards qu'organise le cinéma se trouve au cœur de la mise en scène : chacun vit sous les yeux de tous. Même les amoureux ne sont pas seuls au monde : "Embrasse-la donc au lieu de l'abrutir de mots !", lance un voisin à George au beau milieu d'une scène romantique avec Mary. À l'inverse de Potter replié dans son antre, et qui ne se déplace que pour menacer, George parcourt inlassablement les rues de sa ville. L’être bon et honnête vit dans une maison de verre et s'épanouit au contact de la chaleur humaine. La solitude lui est, comme au cinéphile, définitivement interdite. À ce titre, le cinéma de Capra n'était certes pas fait pour la consommation solitaire de la télévision ; pourtant, et de manière paradoxale, le rituel que représente la diffusion régulière du film rétablit quelque chose de ce qu'était encore, à sa sortie, la joie d'un public partageant collectivement l'émotion du spectacle cinématographique.


Le mot est lâché. Le voilà, le but suprême : l'émotion. Et il va falloir le trouver, le spectateur qui, devant le final de La Vie est Belle, parvient à retenir ses larmes. Il va falloir le dénicher, celui qui ne fond pas de bonheur — non, pas de bonheur : d’illumination, d’euphorie, de transfiguration — lorsque James Stewart retrouve la délicieuse Donna Reed et leurs enfants, qu’il les étreint, et que sonnent les cloches fêtant la promotion de son ange gardien. Il va falloir qu’il se manifeste, celui qui ne sent pas interpellé par cette profession de foi envers l’humanité, la force absolue de ses liens affectifs, son altruisme vital. Si le cinéma, de façon directe ou métaphorique, est ce qui fait éternellement connexion entre La Vie est Belle et son public, il faut en rendre le mérite à Capra, tout entier tourné vers le désir de toucher ce dernier, aux sens figuré et propre du terme, d'établir avec lui une relation d'intimité. C'est la raison pour laquelle il s'efforce de rendre l'usage de la caméra aussi discret que possible, estimant qu'un style perceptible signale de façon trop ostentatoire la présence du réalisateur, récusant toute virtuosité comme un obstacle au rapport direct à son spectateur. Et pourtant son brio est bien là, sinon dans l'exhibitionnisme de la forme, du moins dans son immense talent pour faire vivre ensemble, à l'écran, des idées et des hommes.


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le 28 sept. 2014

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Thaddeus

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