Une œuvre à la fois glaciale et glaçante, rigide et de ce fait peu accessible, flirtant parfois avec l’exercice de style en s’appuyant sur un symbolisme subtil et constant. Frontal à de rares occasions, La zone d’intérêt se démarque par une mise en scène en recul, dans une démarche de donner un regard objectif sur les événements exposés, endossant l’esprit du documentaire dans le corps d’une fiction. En abandonnant tous artifices de mise en scène, Glazer renonce à un quelconque attachement envers les personnages, radiant l’émotion de son cahier des charges, d’où la presque inaccessibilité de son long-métrage pour les non-cinéphiles - ce qui peut lui porter préjudice en se reposant trop sur son symbolisme que certains pourraient trouver pompeux.
Un symbolisme pourtant indispensable à la pleine appréciation du long-métrage, qui réside tout d’abord dans son contraste exacerbé, autant dans les lieux que dans le comportement des personnages, et ce en s’appuyant sur des contrastes drastiques. Il y a d’un côté le confort paisible et calme de la nature verdoyante dont jouissent les protagonistes et ses hôtes, un étang, une rivière qui s’écoule paisiblement, un beau jardin fleuri, séparé par un mur qui, derrière, cache l’effroi du camp de concentration et d’extermination. L’enfer qui se cache derrière le mur. Le rouge des flammes ravageuses. Il y a ce contraste entre leur vie paradisiaque qu’ils tentent de construire et l’enfer qui se trouve à quelques mètres d’eux. Concernant les personnages, ce contraste s’exprime par leur volonté de rester à Auschwitz, au point de les voir se séparer pendant un moment - la séquence proche de la rivière où les époux s’écharpent pour y rester est d’autant plus importante. Quiconque de sain d’esprit souhaiterait s’éloigner au plus loin d’Auschwitz. Mais eux seuls veulent aller et y rester, y construire leur paradis, leur havre de paix : c’est leur zone d’intérêt. Il n’y a qu’un personnage qui finit par s’enfuir, celui de la grand-mère. Elle est présentée tout d’abord comme étant pire que sa fille, se réjouissant du massacre (la seule qui exprime une opinion là-dessus), comme si elle était l’origine du mal et qu’il s’était transmis de génération en génération. Mais étonnement, c’est la seule personne qui agit et finit par quitter le camp. En étant confronté au réel, elle, elle se rend compte de l’horreur. Elle fuit, sûrement par lâcheté. Elle détourne des yeux, tandis que sa fille elle vit dans le déni. Ou dans la complaisance la plus totale avec ces actes de barbarie. Plutôt opter pour la deuxième option, surtout lorsqu’elle menace sa servante juive, en proclamant que son mari pourrait aller jeter ses cendres dans la rivière… seule réplique frontale alors qu’autant Hedwig que Höss ne sont pas particulièrement détestables. On a cette sensation qu’ils sont là, qu’il effectue le travail avec banalité, un travail comme un autre. La banalité du mal. Comme la séquence du viol qui semble être une chose banale pour la victime. Le mal qui gangrène tout se ressent de manière viscérale par l’aspect sonore et musical.
Cet aspect sonore cristallise évidemment l’attention du spectateur. Étant privé - ou exempté - de voir l’horreur des camps de l’intérieur, le spectateur a un aperçu tout à fait clair grâce à l’ambiance sonore. Un son d’une brutalité déconcertante : hurlements des SS, cris de désespoirs des prisonniers, sifflements des cheminées et des trains, ne donnant un aperçu frontal, ce qui accentue la puissance de la mise en scène, dont l’importance de l’arrière-plan et du hors-champ, là où tous les enjeux se nouent. À noter également l’absence du Commandant et de sa femme à l’intérieur du camp, renforçant le déni total dans lesquels ils sont. Malgré l’évidence, tout ça n’existe pas pour les personnages : Hedwig veut faire de leur maison avec jardin un paradis ; Höss, découvrant un morceau de mâchoire dans la rivière semble le premier étonné, s’extirpant immédiatement de l’eau (par peur? ou par risque de contamination?).
Les incursions de la musique dans le récit sont très rares, renforçant cette idée d’exposition objective des faits. Lorsqu’elle s’immisce, c’est une musique étrange, des sonorités saturées dans les graves, semblant presque provenir d’une autre planète. Elle accompagne les deux séquences en négatif, comme s’il y avait la volonté de rendre la bonté, la gentillesse et le courage bizarroïdes dans cet univers gangrené par le mal. Cette sensation est évidemment accentuée par le négatif en lui-même, comme si le mal, filmé en positif, était la normalité tandis que le bien, filmé lui en négatif, était au-delà de toute normalité.
Ces deux séquences en négatif interpellent avec en voix-off Höss racontant une histoire à ses enfants. Il leur raconte l’histoire d’Hansel et Gretel (l’obéissance, le four crématoire) tandis qu’à l’image, une petite fille sème des fruits (du sucre, comme le dit une des filles du Commandant) dans les champs où les prisonniers des camps travaillent. Le contraste est hallucinant entre les enfants choyés qui ont besoin d’une histoire en guise de réconfort pour s’endormir, alors que la vraie frayeur, indiscible, se trouve en bas de chez eux, et où une enfant courageuse brave l’interdit, résiste, où elle ne se raconte pas d’histoires car elle la vit. Ils n’ont définitivement pas les mêmes problèmes.
Des effets comme celui-ci mettent mal à l’aise mais qui contrastent avec cette mise en scène particulièrement en recul. Glazer préconise une réalisation clinique, où les travellings, panoramiques et gros plans sont circonscrits, dans une démarche de donner un regard objectif aux faits. La violence n’est jamais frontale, tout est suggestif, passant par un superbe travail sur le son où des cris, des coups de feu etc sont à glacer le sang. Le réalisateur ne cherche pourtant jamais à créer l’émotion (ce n’est pas un problème qu’il n’y en ait pas, comme dans The killer de Fincher, c’est un parti-pris), plutôt à attirer l’attention sur des élans de haine et de cruauté, comme la scène de la douche où on observe un four crématoire que le Commandant observe vêtu de ses habits blancs (contraste avec la pureté/le mal absolu), ou encore celle des prisonniers maltraités dans les champs. La courte focale rend cet effet objectif, tout comme la caméra se trouve loin des personnages. Le spectateur est de fait témoin de l’Histoire.
Un tas d'autres allégories malignes sont présentes dans le long-métrage, comme celle où Höss caresse un cheval pur sang - faisant référence aux nazis qui souhaitaient des lignées d’aryens purs. Mais Glazer attire particulièrement notre attention sur le jardin des époux, comme sur le lilas rouge que Hedwig présente à son bébé lors d’une balade dans le jardin qui représente le mal. Le fait que la mère fasse sentir la fleur à son bébé symbolise que dès le plus jeune âge, elle flirte avec le danger. Une allégorie des jeunesses hitleriennes. Puis, il y a ce fondu en rouge, qui représente ce mal, cette haine qui s’immisce de manière indicible en eux, et le malheureux sang versé. Tandis qu’à côté, le lys, blanc, représente l’innocence la plus totale face au mal. Celle des enfants oui, comme au détour d’une séquence qui fait froid dans le dos où les deux jeunes hommes inspectent des dents sans trop comprendre ce à quoi ils font face. Difficile de ne pas y voir une comparaison aux expériences scientifiques infligées aux déportés, étudiés au microscope, torturés, considérés comme des rats de laboratoire.
Enfin, les derniers plans ont de quoi hanter les mémoires. Höss regarde face caméra, une petite lueur blanche provenant d’un trou de serrure, symbolisant l’espoir, amène la temporalité de nos jours, où dans les musées on expose les souvenirs douloureux de la déportation. Les femmes de ménage balayent les saletés et poussières, rappelant le «ménage» que voulaient faire les nazis. À titre personnel, je reste sceptique face à cette incursion dans le réel dans la fiction alors que la barrière n’avait minutieusement pas été franchie. Je n’aime pas qu’un film s’autorise ça, comme d’autres films où des personnages portent des masques ou parlent du covid. Les films ont la force de pouvoir être intemporels, mais en les inscrivant dans une temporalité, le réalisateur proscrit cet effet, ce qui me rend mitigé. Néanmoins, cette volonté est compréhensible tant le devoir de mémoire est aujourd’hui encore primordial.
Le dénouement et sa signification. Höss se racle la gorge, est pris de nausées et crache. Est-il malade ? Ses supérieurs le renvoient-ils à Auschwitz car c’est ses derniers instants ? Ou est-ce les derniers instants du nazisme, de la défaite de l’Allemagne et donc de la libération des camps ? Probablement. D’ailleurs, les invités de la maison préconisent d’aller à l’Est : cela annonce la chute prémonitoire du nazisme, car c’est par là qu’a commencé la défaite de l’Allemagne. Une autre interprétation sur les crachats. Höss rentre enfin à Auschwitz, il crache sur ceux qui l’ont éloignés de sa famille. Il crache sur l’Histoire, pensant qu’ils ont gagné. Ou on peut y voir une forme de rédemption, où il crache sur les actes des nazis. Höss crache avant de s’enfoncer dans l’obscurité et de disparaître dans les méandres de l’Histoire. À vous glacer le sang.
Grand Prix au dernier festival de Cannes, The zone of interest est précédé par sa réputation qu’il n’a pas démérité. Un film choc, essentiel, unique et d’autant plus mémorable.