Avant d’aller voir le Grand Prix de Cannes, j’ai lu nombreuses critiques. Il est vrai que j’attends sa diffusion depuis plusieurs mois, connaissant le travail artistique de Glazer, dont l’univers plastique fascine, attire et m’effraie en même temps. Vendredi soir, je hâte le pas et me rend à mon cinéma habituel. J’y retournerai, le lendemain, samedi, pour une seconde projection.
Prologue de trois minutes et quinze secondes environ, ces minutes d’écran noir où le titre blanc et diffus s’estompe, au fur et à mesure d’un chant étonnamment étrange et dissonant, pouvant évoquer Ligeti et Arvo Part. Les voix muent en sifflements d’oiseaux avant d’offrir au spectateur une première image: plan fixe, plan d’ensemble, où une famille, pères, mères, enfants, bébés et nourrice, filmée de loin, vaque à se détendre, dans un champ fleuri et verdoyant, à l’herbe grasse, où chantent les oiseaux. En somme un paradis terrestre que nous offre à contempler Glazer en ouverture, là où tout semble ordre et beauté, luxe, calme et volupté.
Pendant la projection du film vendredi, un couple quitte la salle …Le lendemain, samedi, plusieurs personnes font de même, départs inopinés qui me conduisent à maints questionnements. Les idées fusent dans ma tête, je m’aperçois que les personnes qui ont quitté la salle vendredi soir, sont parties quasiment au même moment que les personnes qui sont sorties samedi: l’écran, après un léger fondu enchaîné d’un gros plan sur une fleur aux couleurs chaudes, vire subitement au rouge vif, assorti d’un son strident et inapproprié par rapport à la séquence qui le précède. Ce procédé, marquant, scindant le récit, nous faisant basculer dans autre chose, de plus dramatique, de plus lourd et intense, nous le retrouvons à un autre moment du film, où l’écran s’illumine de blanc immaculé. A plusieurs reprises, des petites scènes insérées en caméra probablement thermiques ou infrarouges, en noir et blanc, narrent à la manière d’un conte, une histoire pour enfants lu par Rudolf Höss, interprété magistralement par Christian Friedel.
Le rapport au spectateur, dans ce chef d’œuvre, semble convoquer tous les sens: la vue (plasticité de l’image, proche de la vue réelle de l’oeil - plans fixes suivants, à la manière de caméra de surveillance, les faits et gestes des protagonistes), le toucher ( manteau de fourrure, étoffes soyeuses des sous-vêtements récupérés des camps) le goût ( repas copieux disposés ça et là, à l’intérieur, comme dans le jardin), l’odorat (parfums subtils des variétés de fleurs du jardin, odeur âcre des cheminées qui font tousser certains personnages) et l’ouïe. Peut-on montrer l’insoutenable? Le recours à divers procédés techniques et artistiques mettent en péril le spectateur, la bande-son, particulièrement éprouvante, invasive et inconfortable. Difficile de rester dans notre zone de confort dans cette zone d’intérêt de quelques kilomètres carrés située autour du camp de la solution finale, l’extermination massive, dont on devine le fonctionnement par les plans sur les cheminées gigantesques qui brulent en continu et ce vrombissement d’un son dur, froid, présent tout au long du film, ou l’extermination par le travail, cris d’hommes, aboiements des chiens, coups d’armes à feu qui détonnent dans le paysage.
Un sentiment de malaise s’installe, cette même sensation éprouvée lorsque, visitant le Mémorial du Struthof, j’étais fascinée par la beauté de l’environnement naturel et ses grands fûts de forêt et horrifiée des atrocités commises dans ce même Eden quatre vingt années auparavant. Le Jardin des délices côtoie l’Enfer.