The Zone of Interest, le nouveau film de Jonathan Glazer, était une de mes plus grandes attentes de 2024. Si bien que je suis allé le découvrir en avant-première à Lille, alors que j'habite à Bordeaux. Pas à côté à côté.
Pourquoi autant d'attentes ? Déjà parce que l'affiche du film est sans doute une des plus belles affiches de ces dernières années (d'autant plus qu'elle met parfaitement en image le propos du film). Mais surtout parce que le film était en compétition au festival de Cannes en mai dernier, et que ça avait été un véritable choc pour la majorité des spectateurs. Il faut savoir que le film était reparti avec le Grand Prix du festival, et ce n'est pas étonnant qu'il ne soit pas reparti avec la Palme d'Or étant donné la radicalité de son propos.
The Zone of Interest, ça raconte l'histoire d'une famille qui semble tout à fait normale, à savoir un père, une mère et leurs enfants. Cette famille essaie petit à petit de construire une "vie de rêve" au sein d'une grande maison avec jardin. À ceci près que le père en question est le commandant d'Auschwitz, et que ce "petit coin de paradis" est directement collé aux murs du camp de concentration. À savoir que le personnage du père est librement inspiré du véritable Rudolf Höss, qui était le commandant avec la plus grande longévité au sein du camp de concentration d'Auschwitz.
Le premier niveau de lecture du film, c'est Glazer qui met en confrontation directe des banals problèmes de bourgeois dans leur quotidien, avec l'un des plus grands drames de l'histoire de l'Humanité. Effectivement, pendant que la famille entretient son jardin ou s'amuse tranquillement dans sa piscine, l'industrie de la mort tourne à plein régime seulement quelques mètres plus loin. Le dispositif est totalement atypique et donc particulièrement déstabilisant, puisque le spectateur devra uniquement vivre les situations du point de vue de cette famille qui vit, voire qui se complaît, dans cette domination inhumaine. On voit notamment cette exécution de masse sous un aspect inédit et pourtant totalement avéré, à savoir une pure industrie. Toute cette organisation génocidaire devient alors littéralement un exercice de comptabilité et d'administration, où les dirigeants se concertent pour comparer leur "rendement".
Côté mise en scène, le film laisse transparaître un travail sur la composition des cadres (mais également sur le montage) vraiment titanesque. Il faut savoir que la maison du film est une réplique exacte de celle du commandant Höss, et qu'elle a réellement été construite adossée aux murs du camp d'Auschwitz. Glazer et son équipe ont placé dans les différentes pièces de la maison des dizaines de caméras qui filmaient en permanence, pour laisser place à l'improvisation des acteurs dans cette reconstitution particulièrement sordide. Par ailleurs, à l'instar de caméras de surveillance, ce dispositif nous permet d'observer l'intimité profonde et tabou d'une famille au quotidien impensable.
À côté de ça, on ne verra absolument jamais aucune image de l'intérieur du camp, mais tout nous sera en permanence suggéré en hors-champ. On verra des fumées de locomotives, des miradors, ou encore des rejets noircis émanant de cheminées immenses. Le film est donc plutôt "pudique", entre gros guillemets. Mais à la manière des meilleurs films d'horreur, c'est dans ce qu'on ne voit pas mais qu'on ne peut qu'imaginer, que réside ce qu'il y a de plus glaçant.
La quasi-totalité des plans du film sont millimétrés, d'une précision et d'une beauté qui dénotent forcément avec la laideur des personnages filmés. On a un nombre hallucinant de plans marquants, notamment ces travellings latéraux qui suivent les personnages, avec en arrière-plan la suggestion de l'horreur. Du côté purement visuel, le film est donc vraiment magnifique à l'œil, alors même que la photo est dénuée de tout artifice, afin de représenter de manière la plus réaliste possible cet environnement. Et encore une fois, c'est extrêmement déstabilisant, puisqu'on en vient à apprécier des visuels représentant pourtant tout ce qu'il y a de plus noir et laid en l'Homme.
Cette machinerie et cette industrialisation du mal est également constamment suggérée au spectateur à travers un travail sur le son profondément saisissant. On a en permanence un bourdonnement de fond qui rappelle cette "industrie", mais également des cris, des chiens qui aboient, des tirs. L'atmosphère sonore ressasse tellement en boucle ces bruits de fond insupportables pendant 1h30, qu'on finit presque par ne plus y faire attention. Le film crée ainsi un parallèle particulièrement antipathique, où on se retrouve relégués en tant que spectateurs au même niveau que les personnages principaux, qui parviennent à faire parfaitement abstraction du mal environnant. De la même manière, le film crée également un parallèle plus global de notre passivité de spectateur face aux injustices profondes de ce monde et aux drames humains qui en découlent.
Et c'est pour ça que le film divisera énormément à sa sortie, à n'en pas douter. Le film est profondément mal-aimable, il est très dur dans son propos, et j'ai vécu une séance sincèrement éprouvante. C'est le genre d'œuvre où quand on sort de la salle, on ne sait pas vraiment si on a aimé ou non, mais où on est certain d'avoir vu quelque chose qui fera date.
Le film est brillamment interprété, on retrouve notamment Sandra Hüller dans le rôle de la mère de famille, qui est mais aussi méconnaissable que glaçante. Faut quand même se rendre compte qu'au dernier festival de Cannes, dans les films en compétition, on avait Hüller qui crevait l'écran dans Anatomie d'une Chute en alternant entre anglais et français, et qu'elle brille en allemand dans The Zone of Interest. Mais apparemment, ce n'était pas suffisant pour repartir avec le prix de la meilleure interprétation féminine...
Pour contrebalancer mon avis dithyrambique, il faut préciser que le film n'est clairement pas fait pour tout le monde. Il est très arty, on a des plans et des séquences très expérimentales (notamment la séquence d'intro), et la majorité du récit est ponctué de plans fixes plutôt longs, avec peu de dialogues. Quand je parle de "récit", il ne faut pas s'attendre à un scénario avec un quelconque dénouement, mais plus à un enchaînement de scénettes du quotidien, à la manière d'un Perfect Days de Wim Wenders (sauf qu'ici, c'est intéressant).
C'est un des films les plus radicaux dans son dispositif que je n'ai jamais vu, c'est très particulier, et clairement pas destiné au grand public. Si vous n'êtes pas habitué au cinéma sensoriel et expérimental, vous risquez de vraiment rester en-dehors au vu de l'âpreté du récit. Mais si ça vous choppe, bah ça ne vous lâche pas. Le film a vraiment ce côté fascinant et hypnotisant, notamment grâce à la bande originale aussi extraordinaire que terrifiante signée Mica Levi, qui avait déjà composé la musique d'Under the Skin, le précédent métrage de Glazer.
Le film est un objet d'analyses et d'interprétations absolument passionnant, qui ne cesse de grandir en vous au fil des jours. Il m'arrive régulièrement de repenser à des scènes et de me questionner sur leur signification, notamment un final que je ne dévoilerai pas, mais qui fait un écho à notre propre réalité, de manière assez extraordinaire.
The Zone of Interest, c'est un choc émotionnel complètement dingue, c'est vraiment pas pour tout le monde, mais c'est aussi déstabilisant que brillant. On n'est qu'en janvier, et pourtant ça va déjà être très dur de faire plus marquant cette année. Je prône constamment le fait d'aller découvrir les films en salle, mais s'il y a bien un film qui perd tout son intérêt s'il n'est pas vu en salle c'est bien celui-ci, au vu de tout le boulot (notamment sur l'ambiance sonore). Bref, si vous avez le cœur bien accroché, faites moi confiance, foncez.
Une petite anecdote pour finir que je trouve absolument géniale, c'est un très léger spoil (s'il est réellement possible de spoiler ce film), donc si vous voulez complètement vous préserver, vous pouvez arrêter de lire ma critique ici (mais franchement, rien de bien méchant). Dans le film on a régulièrement des séquences en négatif où une jeune fille polonaise s'aventure en vélo dans des zones interdites du camp pour y distribuer des pommes, destinées aux prisonniers mourant de faim. On a également une séquence où elle joue au piano une partition qu'elle a découverte, écrite par un prisonnier. Il faut savoir que cette fille polonaise ainsi que ce prisonnier ont réellement existé. Le prisonnier, nommé Joseph Wulf, a par ailleurs survécu à la guerre, ce qui rend sa partition évoquant son désir de liberté particulièrement symbolique. Quant à la jeune fille, nommée Alexandria, elle appartenait à la résistance polonaise à l'âge de 12 ans, et Glazer a eu la chance de la rencontrer à l'âge de 90 ans, peu de temps avant sa mort. En guise d'hommage, la robe que porte la jeune fille dans le film, mais également le vélo qu'elle utilise, appartenaient réellement à cette fameuse Alexandria.
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