Jonathan Glazer prend son temps. Et moi aussi. Ainsi, 10 ans se sont écoulés depuis Under the Skin et je ne l’ai toujours pas vu. Il faut dire que ce nouveau projet devait être parfaitement ficelé parce qu’il est potentiellement casse-gueule.
En plein holocauste, Rudolf Höss, commandant et ingénieur du camp d’Auschwitz, et sa petite famille vivent une vie paisible dans leur maison qui jouxte le centre de mise à mort.
Si le pitch tient en une courte phrase, c’est parce qu’il ne se passe en apparence pas grand-chose à l’écran. On assiste la plupart du temps à une somme de gestes du quotidien comme dans une chronique intime de la vie des Höss, parfaite petite famille sur le modèle nazi. Madame s’occupe des enfants et Monsieur va au travail ou reçoit des collaborateurs. Ils ont une petite piscine dans leur magnifique jardin et du personnel de maison. Voilà. Ça, c’est ce qu’on voit pendant une bonne partie du film. Le procédé adopté par Glazer insiste sur cette banalité. Ainsi, il a disposé une dizaine de caméras qui tournent sans assistance. Les acteurs jouent leur numéro en laissant libre cours à l’improvisation de la routine. Oui mais l’œil attentif verra aussi que cette réalité est viciée. Le personnel est constitué de prisonnières du camp. Madame porte un manteau de fourrure probablement volé plus tôt à une arrivante dans le camp de la mort et le fils aîné collectionne les dents en or prélevées sur des cadavres. Le mur qui entoure le jardin est celui de l’usine de la mort. On ne verra que les cheminées fumantes et les toits des bâtiments.
L’horreur est hors-champ. Le sujet du film est hors-champ. D’au-delà du mur, on ne perçoit que le son du meurtre de masse : des coups de feu réguliers, des hurlements, des invectives. La nuit, c’est la lumière de l’enfer qui éclaire la maison. Il y a bien un malaise ressenti par la mère de Madame mais ce sentiment est lui aussi hors-champ car implicite. Ce renoncement du spectaculaire vise à appuyer sur la banalité des agents du Mal absolu (ne pas voir ici de connotation religieuse). Il laisse le spectateur produire ses propres images et celui-ci pourra s’appuyer sur des séquences actuelles du camp ouvert aux visiteur… et inévitablement sur ses connaissances préalables et indispensables. Glazer crée l’image qu’on ne voit pas. On pourra peut-être rapprocher le procédé de ce que ne voyait pas la population européenne d’alors, qui vivait sa vie comme elle pouvait. Aussi, on se rappellera que le cinéma, c’est de l’image animée et du son. De l’image qui vit. Ici, pas d’accès à la vie. Une séquence en caméra thermique nous montre une jeune résistante polonaise en virée nocturne. La chaleur de son corps témoigne de la vie qui l’anime. Par contraste, le reste est noir et mort comme cette pluie de cendre, sorte de neige de l’enfer.
Tout ça est très inconfortable. Trop long et assez cryptique. De fait, ce n’est pas un film agréable mais c’est une expérience particulière. Et le film doit être vu comme tel. On saluera le travail magistral sur le son. Rarement avait-on entendu la mort industrielle de manière si détaillée. A la sortie, je me suis demandé si j’avais aimé et en fait, c’est pas la bonne question. La question est plutôt de savoir si le film apporte quelque chose à la narration de la Shoah. Et la réponse est un grand oui, il apporte une réalité profonde et intérieur.
>>> La scène qu’on retiendra ? La scène nocturne en caméra thermique, comme un film d’animation sorti des enfers.