En ouverture, un long plan noir qui semble indéfini et qui nous invite au recueillement. L’équivalent, peu ou prou, de la minute de silence que l’on doit aux morts pour leur rendre hommage. N’est-ce pas précisément ce qu’a voulu faire Jonathan Glazer en s’interrogeant à son tour avec « La zone d’intérêt » sur l’horreur de la Shoah? Cette troublante obscurité du début va peu à peu se dissiper et laisser la place à une scène de genre où par une belle journée ensoleillée une famille insouciante en profite pour pique-niquer au bord de l’eau tout en s’adonnant aux joies de la baignade. Tableau bucolique s’il en est, sauf que ce père attentionné qui s’amuse avec les siens n’est autre que Rudolf Höss, le commandant du camp d’Auschwitz. Et parce que le Reich prétendument millénaire qu’il servait haïssait le Dieu d’Abraham et que l’extermination méthodiquement programmée par lui était celle du peuple de l’Alliance biblique, il nous faut nous tourner vers le Livre de la Genèse. Le premier verset tout d’abord :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre n’était que chaos et vide. Il y avait des ténèbres à la surface de l’abime et l’Esprit de Dieu planait au-dessus de l’eau. Dieu dit: "Qu’il y ait de la lumière!" et il y eut de la lumière. Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et les ténèbres nuit. Il y eut un soir et il y eut un matin. Ce fut le premier jour.
Ténèbres, eau, lumière, consciemment ou non, ces éléments là du premier moment de la Création ont été repris et dans cet ordre par Jonathan Glazer pour débuter son récit. A un détail près, si l’on peut user de cet euphémisme, l’Esprit de Dieu, lui, n’est plus là, remplacé par celui d’un nouveau démiurge dont le livre saint a pour titre "Mein Kampf". D’où l’inversion perverse des Ecritures que l’on ressent d’emblée puisque cette lumière qui apparait ici en même temps que le bourreau d’Auschwitz n'est rien moins que bonne. Cette inversion se retrouvera un peu plus tard lorsque, comblée par ces longues heures de détente, notre famille allemande modèle aura rejoint son domicile où du reste va se dérouler l’essentiel de l’action. Privilège accordé aux serviteurs zélés du régime, l’Obersturmbannführer Höss bénéficie d’un logement de fonction qui se compose d’une large bâtisse dépourvue de tout cachet et surtout d’un vaste jardin faisant la fierté de son épouse Hedwig. Pour elle, ainsi qu’elle se plait à le répéter, c’est en ce seul endroit que se trouve désormais son paradis. Tout naturellement on songe bien sûr au jardin d’Eden. A nouveau le Livre de la Genèse:
Lorsque l’Eternel Dieu fit la terre et le ciel, il n’y avait encore aucun arbuste des champs sur la terre et aucune herbe des champs ne poussait encore, car l’ Eternel Dieu n’ avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol. Cependant, une vapeur montait de la terre et arrosait toute la surface du sol. L’Eternel Dieu façonna l’homme avec la poussière de la terre. Il insuffla un souffle de vie dans ses narines et l’homme devint un être vivant. L’Eternel Dieu planta un jardin en Eden du côté de l’est, et il y mit l’homme qu’il avait façonné. L’Eternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute sorte, agréables à voir et porteurs de fruits bons à manger. Il fit pousser l’arbre de la vie au milieu du jardin, ainsi que l’arbre de la connaissance du bien et du mal.
Et un peu plus loin:
L’Eternel Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour qu’il le cultive et le garde. L’Eternel Dieu donna cet ordre à l’homme: Tu pourras manger les fruits de tous les arbres du jardin mais tu ne mangeras pas le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras, c’est certain.
Comme si le serpent tentateur des Ecritures avait fini par triompher, le jardin si cher à Hedwig Höss n’est à la vérité qu’une pitoyable contrefaçon de celui de la Genèse. Comparée aux belles représentations picturales qui en ont été données, notamment dans la peinture du Quattrocento, celle voulue par madame Höss est d’une triste banalité. Ou plutôt le reflet du conformisme de ceux dont le nouveau régime a permis l’ascension sociale. Il suffit de lire sur son visage la jubilation satisfaite d’Hedwig faisant faire le tour du propriétaire à sa mère venue pour la première fois rendre visite à ses enfants. Vois cette grande piscine entourée de fleurs et ces domestiques qui me servent, semble-t-elle lui dire, tout ceci m’appartient maintenant, à moi qui ne suis que la fille d’une simple femme de ménage.
L’essentiel est cependant ailleurs. De par le choix de sa mise en scène, Jonathan Glazer, peut-être même à son insu, nous invite en effet à penser la Shoah théologiquement. Dans la Bible, rappelons-le, la relation fondamentale avec Dieu est l’Alliance. Plus précisément, le peuple juif n’existe que comme partenaire d’une Alliance avec un Dieu qui s’est engagé par des promesses. En écho voici maintenant les propos du maitre du troisième Reich que rapporte Hermann Rausching dans son ouvrage « Hitler m’a dit »:
Le Juif est une créature d’un autre Dieu. Il faut qu’il soit sorti d’une autre souche humaine. L’Aryen et le Juif, je les oppose l’un à l’autre, et si je donne à l’un le nom d’homme, je suis obligé de donner un nom différent à l’autre. Ils sont aussi éloignés l’un de l’autre que les espèces animales de l’espèce humaine. Ce n’est pas que j’appelle le Juif un animal. Il est beaucoup plus éloigné de l’animal que nous, Aryens. C’est un être étranger à l’ordre naturel, un être hors nature.
Et surtout ceci:
Il ne peut y avoir deux peuples élus. Nous sommes le peuple de Dieu.
Cette rhétorique nous montre que l’antisémitisme insensé de Hitler s’inscrit dans une imitation dévoyée de la forme biblique de l’histoire sainte juive. Rien d’étonnant dès lors que ce nouveau jardin d’Eden surgi en terre polonaise annexée soit un faux. Comme cela avait été prescrit à Adam et Eve, Rudolf et Hedwig prennent pareillement soin de la flore qui leur a été confiée. Au point même de sanctionner sévèrement quiconque voudrait s’en prendre à l’un des lilas. Tenir ainsi à des lilas comme à la prunelle de ses yeux, fort bien, mais qu’a-t-on fait des deux arbres que les Ecritures ont tenu à nommer? Pour y répondre faisons un détour par l’ouvrage de Robert Merle qui retrace de façon romancée l’existence de Rudolf Höss à partir des mémoires de ce dernier et des entretiens que le psychologue américain Gustave M. Gilbert a eu avec le criminel de guerre dans sa cellule lors du procès de Nuremberg. Le titre donné par Robert Merle à son texte nous ramène à l’essentiel puisque le roman s’intitule « La mort est mon métier ». Et c’est bien un arbre de mort qui, avec le nazisme, a détrôné l’arbre de vie. Celui-là même que l’Eternel a voulu protéger. « Après avoir chassé Adam, nous dit la Genèse, il posta à l’est du jardin d’Eden les chérubins qui agitent une épée flamboyante pour garder le chemin de l’arbre de vie. »
Aux chérubins se sont substitués les noirs uniformes SS avec leurs insignes de tête de mort. Quoi que l’on puisse penser, le deuxième arbre, celui de la connaissance du bien et du mal, n’a pas disparu mais ses fruits sont devenus vénéneux. Les crimes nazis commis dans les six camps d’extermination l’ont été en effet au nom d’un bien, sous couvert d’une morale. Celle à laquelle Himmler exhortait ses officiers supérieurs durant la guerre. Entre autres ce discours du 9 juin 1942:
Tout ce que nous faisons doit être justifié par rapport à nos ancêtres. Si nous ne retrouvons pas cette attache morale, la plus profonde et la meilleure parce que la plus naturelle, nous ne serons pas capables à ce niveau de vaincre le christianisme et de constituer ce Reich germanique qui sera une bénédiction pour la terre entière. Depuis des millénaires, c’est le devoir de la race blonde que de dominer la terre et de toujours lui apporter bonheur et civilisation.
En d’autres termes la falsification nazie du bien que de façon éclairante Alain Besançon a décrit dans son essai « Le malheur du siècle ». Face à ce crime le plus extrême que fut la destruction des Juifs d’Europe il a par ailleurs tenté de trouver une explication en ayant recours à la théologie. On retiendra cet extrait:
Si on essaie de regarder attentivement l’ensemble des opérations qui se pratiquaient sur un peuple dans les six camps énumérés plus haut, les mots manquent, les concepts font défaut, l’imagination se refuse à concevoir et la mémoire à retenir. Nous sommes hors de l’humain, comme si nous nous trouvions devant une transcendance négative. L’idée du démoniaque vient alors irrésistiblement.
Avec « La zone d’intérêt » cette idée-là finit pareillement par nous hanter. Comment peut-il en être autrement lorsque le réalisateur a fait le choix d’évoquer la Shoah en cantonnant ses spectateurs dans un lieu dénaturé qui se veut être le paradis?
Ceci étant, qui dit paradis dit presque automatiquement enfer. Pour le coup l’enfer est bien là dans toute son abomination, juste derrière le mur séparant le nouveau chez-soi de la famille Höss et les baraquements du camp d’Auschwitz. On n’y entrera pas. Jonathan Glazer ayant pris le parti de n’en rien montrer et de laisser sa caméra côté jardin préférant ainsi suggérer la monstruosité de ce qui se déroule au-delà de cette limite par d’autres sens que celui de la vue. L’ouïe tout d’abord. Qui, en effet, peut rester insensible en entendant sans discontinuité comme une musique lancinante les hurlements des déportés, les tirs des soldats, les aboiements des chiens, le sifflement des trains ou le bruit sinistre des machines alimentant les fours. L’odorat ensuite, à travers celui de la mère d’Hedwig. Horrifiée par l’odeur suffocante des fumées qui s’élèvent du camp et dont elle soupçonne probablement la cause, la vieille dame quittera précipitamment le paradis de sa fille en lui laissant une lettre que celle-ci brûlera sans en tenir compte.
Si la démarche adoptée par le réalisateur finit par susciter un malaise chez les spectateurs en soustrayant ainsi de leur regard ce qui constitue le coeur même du sujet traité, elle nous ramène dans le même temps à la théologie par son interdit de l’image. Souvenons-nous du monochrome par quoi commence le film. Avant la fin de la projection il y en aura trois autres. Après le noir du début, successivement un blanc, un rouge et un gris. Ces insertions à quatre reprises au coeur même du récit n’ont rien de fortuit. Tout naturellement on songe dès lors au Carré blanc sur fond blanc de Malevitch déjà évoqué dans une précédente chronique. Ce qui dans la peinture contemporaine pouvait passer alors comme l’aboutissement de l’abstraction renouait en réalité avec le caractère religieux d’un iconoclasme retrouvé. De fait , pour le peintre né à Kiev de même que pour Kandinsky, l’abandon de la référence aux objets et à la nature « ne provient pas d’une crainte devant le divin, mais de l’ambition mystique d’en donner une image enfin digne. » ( L’image interdite, Alain Besançon, p. 16 )
Pour ce mouvement artistique des premières années du siècle passé, par ses oeuvres excluant toute figure, il devenait possible d’accéder au divin tout en se conformant à l’interdiction biblique absolue des images. En insérant dans son film quatre monochromes qui sont comme autant de toiles apparemment incongrues , Jonathan Glazer semble reprendre à son compte cette théorie théologique ou du moins y renvoyer les spectateurs. Se pose alors cette terrible question: l’Eternel a-t-il abandonné le peuple avec lequel une Alliance a été scellée? Ces déportés qu’ici l’on ne voit jamais mais dont on ressent en permanence la souffrance, se sont sans doute tournés vers le Ciel. Pour les uns il était désormais désespérément vide, pour les autres au contraire la raison de leur foi parfois même retrouvée. Autrement dit, la mort ou non de Dieu. L’interrogation ne cesse de traverser « La zone d’intérêt « qui y répond par la négative. Comme cela a déjà été souligné, à quatre fois, l’imposture du paradis nazi se heurtera à la présence divine qui se reflète dans les monochromes successifs.
Alors que la zone proprement dite du camp a été interdite aux spectateurs durant tout le film, elle s’entrouvrira à la fin de celui-ci avec quelques plans de l’actuel musée d’Auschwitz-Birkenau. Difficile de ne pas évoquer le témoignage de Primo Levi revenu sur les lieux après avoir survécu à cet enfer:
Je suis retourné à Auschwitz en 1965, à l’occasion d’une cérémonie commémorative de la libération des camps (...). La visite du Camp Principal ne m’a pas fait grande impression: le gouvernement polonais l’a transformé en une sorte de monument national; les baraques ont été nettoyées et repeintes, on a planté des arbres et dessiné des plates-bandes. Il y a un musée où sont exposés de pitoyables vestiges: des tonnes de cheveux humains, des centaines de milliers de lunettes, des peignes, des blaireaux, des chaussures d’enfants; mais cela reste un musée, quelque chose de figé, de réordonné, d’artificiel. Le camp tout entier m’a fait l’effet d’un musée. Quant à mon Lager, il n’existe plus; l’usine de caoutchouc à laquelle il était annexé, et qui est devenue propriété polonaise, s’est tellement agrandie qu’elle en a complètement recouvert l’emplacement. Par contre, j’ai éprouvé un sentiment de violente angoisse en pénétrant dans le Lager de Birkenau, que je n’avais jamais vu à l’époque où j’étais prisonnier. Là, rien n’a changé: il y avait de la boue, et il y a encore de la boue, ou bien une poussière suffocante l’été. ( Si c’est un homme, Julliard 1987, p. 246 )
Le coeur des spectateurs se serre tout autant mais chez eux à la seule vue de tous ces objets entassés dans les vitrines du musée sur lesquels se pose la caméra. En vrac, chaussures, béquilles, vêtements auxquels se superposent dans notre esprit rouge à lèvres et effets féminins chics que dans une scène précédente Hedwig Höss s’était appropriée tel un butin dû à son rang. Comme dans la peinture chinoise où le Vide et le Plein propres au taoïsme se complètent et se répondent ces « pitoyables vestiges » évoqués par Primo Levi nous disent l’absence de ceux qui ne sont plus et dans le même temps les font par là même revivre en nous le temps d’un film. A ce vide d’où naît le plein fait pendant dans "La zone d’intérêt" un autre vide qui, lui, est néant. De l’actuel musée d’Auschwitz Jonathan Glazer nous ramènera en effet une dernière fois en arrière dans un vaste ministère de la capitale du troisième Reich. Un bâtiment glacial totalement désert à l’exception de Rudolf Höss pris de vomissements en descendant des escaliers monumentaux qui semblent ne conduire nulle part ou peut-être simplement en enfer. Scène finale symbolique s’il en est. Avant même la justice des hommes à Nuremberg n’est-ce pas à Berlin, dans l’un des temples du nazisme, qu’une condamnation pour idolâtrie a d’abord été prononcée?