Cinq années après le documentaire Le Chagrin et la Pitié qui faisait voler en éclat le mythe gaullien d’une France résistante, Louis Malle propose de briser à nouveau ce mythe en se concentrant sur les choix d’un individu : Lucien Lacombe, un jeune paysan qui rejoint la Gestapo après avoir été rejeté par le maquis en raison de son jeune âge.


Le film s’ouvre à l’hospice religieux où travaille Lucien. A la sueur de son front, il se courbe et nettoie énergiquement le sol de l’hospice sous l’œil sévère des bonnes sœurs. Dehors, dans la cour intérieure de l’hospice, les oiseaux chantent. Lucien se dirige vers la fenêtre, sort une fronde de sa poche et vise un oiseau perché sur une branche d’arbre. Il lâche l’élastique et tue l’oiseau. Son visage ne trahit presque aucune émotion, si ce n’est un léger sentiment de satisfaction. Lucien retourne à sa tâche ménagère initiale.


Ce sentiment d’innocence et d’insouciance va accompagner tout le parcours de Lucien. Jeune et en quête d’action, il préfèrera traquer des gens et mener la grande vie que de frotter les sols de l’auspice. Il entre dans la Gestapo car elle lui permet d’améliorer sa condition, sans jamais partager une quelconque affinité idéologique avec le nazisme ou plus largement avec la politique (il ne sait pas que l’Allemagne est dans une mauvaise posture lorsqu’il rejoint la Gestapo). Naïf et instinctif, Lucien se plait à faire la loi avec un costume et un pistolet à la main, sans se rendre compte qu’il sert une cause ignoble. Au vu de son apolitisme, il n’a pas de problèmes à courtiser France, une jeune juive. Ce que fait Louis Malle à travers l’évocation de Lucien (même si celui-ci représente l’extrême frange qui participait volontairement à l’appareil d’Etat collaborateur), c’est résumer la situation de la nation française durant l’occupation : un nombre non négligeable de français n’étaient pas antisémites mais s’accommodaient avec passivité et attentisme de la situation.


Cette réalité a longtemps été cachée par la mémoire officielle resistancialiste et conciliatrice imposée par De Gaulle. Le format du film (un des premiers films sur l’Occupation en couleur) donne un réalisme plus grand que le noir et blanc qui, jusque-là imposait une certaine distance avec la période. Ce détail pratique a certainement contribué au choc retentissant à la sortie de ce film subversif remettant en cause l’histoire et la mémoire de l’Occupation.


Si la roue du vélo à Lucien n’avait pas crevé proche du repère de la Gestapo, il aurait pu aussi facilement devenir un héros de la résistance qu’il est devenu membre de la Gestapo. Lucien est devenu membre de la police allemande par un jeu de circonstances, un hasard et, par une certaine volonté de pouvoir et de puissance. Les membres de la Gestapo sont présentés sous le même jour : ce ne sont pas forcément tous des idéologues caricaturaux qui détestent les juifs (il n’y a en a qu’un) mais ce sont surtout des opportunistes intéressés par le pouvoir et l’argent facile (exactions, vols, etc..). Dans le repère de la Gestapo, on retrouve un ancien inspecteur révoqué de l’ordre policier, un jadis populaire coureur cycliste et probablement d’autres nombreux non-professionnels des forces de l’ordre qui se retrouvent à la Gestapo par pure avidité. Le personnage de France, la jeune juive, partage la même ambiguïté que Lucien : elle consent à établir une relation amoureuse avec Lucien, même si celui-ci représente l’ennemi, car son désir naïf d’amour est plus fort que le contexte historique. Chacun fait des choix en fonction des conséquences pratiques directes qu’ils peuvent apporter : l’amour de Lucien pour France (qui lui permet à la fois de relativement protéger son père), le pouvoir et l’argent pour Lucien et ses collègues.


Autre preuve de ce principe ce cause à effet qui régit la conduite des personnages :
Lorsque Lucien et un SS sont chargés d’arrêter France et sa grand-mère, Lucien n’a initialement aucun gêne pour les embarquer toutes les deux ; il pille même un pendule en or. Mais lorsque le SS réclame le pendule, Lucien le tue. Si le SS n’avait jamais réclamé ce pendule, les deux femmes auraient été emmenées. Avec la mort du SS, Lucien doit s’enfuir et se cacher, avec France et sa grand-mère, dans la campagne.


Un film qui se garde de juger ses protagonistes, et qui montre, grâce à l’évocation de la vie d’un individu, que la frontière entre la résistance et la collaboration pouvait être poreuse.

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le 12 juin 2015

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