Le jeu de mots de mon titre, pour l'une des plus grandes revenantes de l'histoire du cinéma, signale aussi que voilà bien un film qu'on a envie de revoir, car chaque fois l'on va découvrir ou inventer une nouvelle façon de le parcourir et le goûter. Les deux premières fois, j'avais par exemple la difficulté de n'arriver à m'identifier à personne, ou un peu trop à tout le monde, puis l'avant dernière je l'ai enfin vu en me prenant pour le policier, Mc Pherson, aussi masculiniste que ce dernier soit, enfin aujourd'hui en préparant cette critique, je l'ai vu en m'approchant d'une vision féministe. Laura est donc bien devenu l'unique héroïne, et non "l'objet" de ce film qui tourne, s'enroule autour d'elle.
Avant tout je signale qu'il y a sur ce site de très bonnes critiques de "Laura", et que si je veux écrire un texte qui transmette mon ressenti, j'ai par contre tenté de ne pas trop répéter ce qu'indiquent les autres. L'histoire de ce film est elle même pleine de retournements, je rappelle juste que c'est bien le premier film que Preminger, déjà aux USA depuis 9 ans, estimait pouvoir considérer comme le sien, et qu'il réussit ici à faire passer un projet de film du «secteur séries B» de la Fox, au «A», avec il est vrai l'aide de Zanuck et de la qualité de la photographie de LaShelle, qui aura pour cela le seul Oscar donné au film.
Disons donc que Preminger, comme il voudrait nous cacher ses premiers films, veut tout montrer mais tout cacher, ici par exemple il arrive à escamoter toute trace de la seconde guerre mondiale (ou n'évoquer que la grande violence de la tentative de chosification d'une personne : c'est aussi un film sur les objets et les fétichistes) alors qu'on est en 1944, et que les nazis ont de fait poussé toute une génération d'Européens, dont lui, à partir et venir bouleverser Hollywood avec le nouveau style que Gene Tierney va en partie habiter, accompagner. Et qu'on nommera ensuite "film Noir". Enfin pour terminer cette introduction, s'il fallait écrire à propos de Gene Tierney, vous en auriez pour des pages et des pages de lecture, disons simplement qu'une telle beauté va être paradoxalement à la foi subversive et apaisante, et faire penser aux œuvres d'art, ou au sublime, au romantisme de la mer... et de la mort. Voir ce film, où sa présence est si importante, est encore plus fort lorsqu'on connait la suite de sa carrière, ses éclipses. Mais trève d'écriture "sur" mon actrice préférée.
Le début du film est formidable d'intelligence, culminant en cet instant à 4mn où Lydecker se montre nu à l'inspecteur McPherson, moment même où il lui révèle que c'est lui qui sais qui est McPherson, et non l'inverse. Tout le début sera ainsi sur un jeu de fausses transparences (les vitrines, le petit jeu de billes de McPherson en étant une également) : celui qui sait, possède, maîtrise, celui-ci met en scène. Un des prodiges est que Preminger arrive à garder une grande fluidité, alors que les 36 premières minutes sont des subjectivités successives (cela vient du roman), ce qui aurait pu hacher la narration : récits de Lydecker, qui énonce (dés les premières images alors qu'il n'est qu'en voix off), actions et mouvements de McPherson, qui écoute et cherche. Le cinéaste, et nous même, nous forçons à ne favoriser aucun des points de vue. Tout est chorégraphié, et le montage place au centre, en confiance, le jeu et le temps des acteurs, mouvements et paroles préservés, voilà ce qui peut faire penser aujourd'hui à du théâtre filmé, mais impossible au théâtre de faire autant de flash back ! Et ce qui hypnotise McPherson peu à peu en 35 minutes, ce qui le questionne plus encore que la recherche d'un.e coupable, c'est la liberté moderne de Laura, la classe d'une jeune femme qui, avant de mourir, s'est élevé au dessus de la classe mécanique de son pygmalion. Mais a-t-on vu la vraie Laura, ou juste un idéal rêvé de femme qui s'échappe jusque dans la mort, et comme on le verra, jusqu'à s'absenter de la mort ?
Le vrai portrait de Laura, celui qu'on nous fait au début, est un portrait cubiste ! Rien à voir avec cette peinture si réaliste, sans invention, où le lieutenant McPherson se réfugie afin de placer ce qui lui reste... d'idéalisme. Un tableau simple, lui, classique, alors que la modernité de cette femme et des différents axes narratifs entendus, l'embrouillent, lui le cliché masculin. Un film Noir où le vertige et le brouillard ne sont pas urbains, mais viennent d'une addition de vitrines où chacun montre sa petite poupée "Laura", enfin capturée par l'arrêt du coup de fusil.
En cela, aussi, c'est un «film Noir relatif», car on ne voit pas la face sombre de la ville. New York est plutôt idéalisée comme ascenseur parfait et régulier de l'american dream : Laura, sans même une once d'arrivisme, monte, monte...
Mais les hommes autour d'elle, sont bourrés de défauts, et un peu bêtes, elle aura envie de prendre une petite pause à la campagne, ici je ne divulgache rien ! On aurait dû lui dire : partir, c'est mourir un peu ! Ah ce geste manqué (donc réussi) de se planquer dans une maison où la radio est en panne... pourquoi pas l'horloge, tant qu'on y est ?
Pour Cocteau «le cinéma c'est la mort au travail, la mort au présent», ainsi le meurtrier (qui a lu Cocteau et Wilde, non je ne divulgache rien) a voulu faire ici comme un Dorian Gray inversé : on défigure une fois pour toutes Laura à la chevrotine, le portrait de son côté est visible et a arrêté le temps. Une Laura idéale et définitive peut s'installer, au point de venir hanter McPherson et le spectateur.
Un goût de revenez-y... autorisez-moi un instant de revenir à Gene Tierney, à la sobriété très moderne de son jeu, et au jeu de mot «L'aura» qui... revient souvent chez les cinéphiles Français ou lecteurs de Walter Benjamin. Il y a qu'une telle beauté est comme une grande énigme et force de la nature, y compris l'une des propriétés de ce visage est de nous faire nous demander parfois «mais qu'est-elle en train de penser ?», ou plus fort encore de nous faire oublier cette question, c'est peut être qu'une partie du temps elle peut ne pas jouer : avec ce regard, elle habite et c'est tout.
Pourquoi n'ai-je pas mis 10 à ce film ? De petites failles dans le scénario, et les scènes finales, un peu décevantes par rapport à la construction générale.
J'imagine aussi parfois un Laura avec Laird Cregar au lieu de Clifton Webb, comme il était prévu à l'origine. Mais Laird Cregar aurait peut-être pris trop de place : un Waldo Lydecker à haute stature/carrure aurait-il été "le" Waldo Lydecker? Clifton Webb sera peut-être une révélation pour vous lorsque vous découvrez ce film, il joue à merveille le cuistre, la suffisance, mais aussi l'amertume d'un homme qui se sait promis à une grande solitude.
Par contre, personne n'aurait pu jouer Laura aussi parfaitement que Gene Tierney, non seulement car cette dernière est une grande actrice, mais aussi du fait de la thématique de la perfection, justement : Laura est la seule personne, dans ce film, à qui l'on demande d'être parfaite, presque sans cesse, et elle frôle la perfection comme un félin vous frôle : séduction et douceur, mais domestiquée. Or Gene Tierney, non seulement se fait enfermer dans et par Hollywood (hollyweird comme écrivent beaucoup de néo féministes) et bientôt dans et par sa propre souffrance, mais elle combat en tant que dominée dans un monde d'hommes : Lubitsch la trouvait trop grosse, les studios proposaient une chirurgie esthétique de la mâchoire etc... elle écrit dans son auto biographie avoir souvent ressenti la faim, par exemple, dans les années 40, s'imposant entre 20 et 35 ans un régime drastique. "Survivre à Hollywood" peut avoir deux sens : y trouver de l'alimentaire, ou simplement arriver à en réchapper. Eh bien Tierney et Andrews, le "beau" couple qui se forme, auront beaucoup de mal à en réchapper intact. Dix ans après c'est Hopitaux psychiatriques pour l'une, alcoolisme pour l'autre. On fait miroiter la beauté comme privilège, alors que plus vous devenez beau, plus l'on va tenter de vous réifier, c'est aussi le piège que raconte ce film. Comment ne pas être féministe en regardant "Laura" ?... Les trois hommes, eux, sont dans l'autorisation, voire la complaisance face à la somme de leurs défauts.
Mention spéciale à la musique de Raksin... lire svp ma critique du standard de jazz "Laura".
Pour vous quitter (et revenir un peu dans la guerre, il faut l'avouer) je ferai remarquer amoureusement que «Laura» avait tout pour pouvoir devenir très logiquement un personnage de... La disparition (bang ! crac ! ramdam astral !) de Perec.
Edit de début 2021 (attention ne lire que si film vu, car je spoile) : une exégèse de dernière minute. Nous sommes en 1944, c'est l'exact moment du passage de l'hégémonie dans l'art moderne, de l'Europe aux USA (et surtout à New York, ville où ce film a lieu, même si elle n'en est pas du tout l'héroïne). Alors : Waldo Liedecker, c'est l'Europe, coupable et ambivalent, pygmalion prétentieux, avec ses vitrines et son truc dans l'horloge, l'Histoire avec sa grande hache. Le vieux continent. Vieux beau, même plus beau, nettement dépassé. Laura, ce sont les USA : partie en campagne ( !!! ) elle revient comme auréolée. Mc Pherson ce sont les mêmes USA, mais qui avaient gardé la maison, et qui vont pouvoir non seulement organiser l'hégémonie culturelle mais aussi juger moralement le reste du monde. Alors la vraie victime, que l'on ne voit qu'une fois en photo, Diane Redfern, ce sont les Amérindiens, tués, défigurés, alors qu'on les avaient pris pour quelqu'un d'autre : des Indiens ! Les USA gagnent, par la seconde guerre mondiale, une innocence nouvelle quant au massacre les Indiens ou des esclaves noirs. Les massacres racistes, vous voyez bien, c'est en Europe, regardez le nazisme, combattu par la préparation du second front puis le débarquement et la bataille de Normandie : 1944. Bon, évidemment j'exagère un peu, c'est un jeu.