Péché mortel
7.4
Péché mortel

Film de John M. Stahl (1945)

Paul Morand à propos de Gene Tierney : On entrait dans son regard comme dans un bain, et ses yeux avaient la couleur de l'eau où le nageur lit encore le fond à plus de cent brasses du rivage. Oui, le méchant Paul Morand (le moins qu'on puisse dire est qu'il n'était pas sympa, Paul, à part avec les belles femmes) avait-il vu Leave her to heaven, pour écrire de telles lignes qui sonnent soudain si Noir ici? Noir, et humour noir involontaire de Morand. Je pense bien sûr à une fameuse scène dont il ne faut pas parler ici, Leave her to heaven est comme Laura, à ce niveau là : on va ménager la surprise à celles et ceux qui ont la chance de découvrir ce film.

Ne regardez pas la bande annonce, ni surtout aucun extrait, n'écoutez pas vos amis, ne lisez rien, voyez ce film avec toute l'innocence qui est la votre, et qui en réalité est aussi celle d'Ellen Berent !

L'amour est une machine étrange inventée au Moyen âge : désirer quelqu'un, c'est désirer... la mort de ce désir, par la possession effective. Mais Ellen a la suprême bêtise, ou la suprême intelligence, de ne pas avoir compris que la mort, justement, est une réalité, une présence. Le XIXème siècle romantique a accentué l'éclairage médiéval : le début d'une histoire d'amour, c'est un moment révolutionnaire, une subversion de tous les liens sociaux, famille, travail, amitiés, patrie. Car en fait c'est bien la société qui est moche, et nous qui sommes beaux, non ?

Beauté, laideur... Ellen n'est pas laide, ça nous pouvons le dire, et elle a trouvé la solution pour continuer à vivre un amour total (ou vivre avec son papa, selon une simple vision psychanalytique de ce film), que certaines personnes mal intentionnées pourraient dire maniaque : elle organise la frugalité sociale, par soustraction. Se défaire est la grande affaire... il se trouve qu'ici, à la fin, ce sera la grande défaite.
Les dates sont importantes : le roman est de 1944, le film de 1945, or Ellen a beau être subversive, elle ne va pas l'être à la sauce surréaliste de l'Amour fou, elle est intelligente et bête comme un nazi. Une révolutionnaire de droite : elle porte même des lunettes de soleil, au moment où il faut éviter le problème de l'Humain, celui qu'on laisse crever, moment où elle tente aussi de se cacher à elle même son inhumanité. Sa race supérieure, c'est la sirène. Ainsi oui, je provoquais en la présentant innocente. Mais personne n'a aidé Ellen à se soigner, ses proches savent confusément qu'elle est dans une forme d'anormalité, ils semblent traiter cela comme un mystérieux mal aristocratique dont, dans les années 40, on ne parle pas en face à la première personne concernée. Son mari au métier pourtant intellectuel ne lui affirme que tardivement qu'elle est malade. On retrouvera, avec Richard Conte le mari psy dans Whirlpool de Preminger, ces aveuglements devant la trop parfaite Gene Tierney. Car oui, j'ai oublié de vous dire, Ellen est jouée par Gene Tierney. Et c'est ce choix qui est parfait.
C'est qu'il y a bien une radicalité, comme définitive, dans la beauté d'une Gene Tierney de 24 ans en technicolor. Et ceci, même si on fait jouer une «dérangée» à l'une des rares actrices de Hollywood qui tentait encore, en 1945, de vivre avec le moins possible de comportements névrotiques (ils étaient un peu la spécialité de la Mecque du cinéma). Mais voilà, ses cinq premières années de carrière, coïncidant avec la guerre, ont changé Gene Tierney, et pas seulement en star de la Fox : elle a soutenu l'effort de guerre, et une fan lui a refilé la rubéole à la Hollywood Canteen, alors sa première fille venait de naître multi-handicapée, son couple venait de se séparer et son père l'avait auparavant une première fois ruinée en lui mentant, après avoir trompé sa mère.
Comme le cinéma, comme les arts, sont cruels ! Comme le thriller psychologique est cruel ! On se sert de Gene Tierney, de sa beauté extrême, que je trouve d'habitude apaisante, et de son style de jeu sobre et fin comme ses traits, pour jouer une fofolle que l'on avait pas vue venir, presque aussi spectatrice que nous des événements (eh oui, la scène de la barque, on lui prendrait quasiment ses rames, si l'on n'était pas sur nos sièges, même si le môme est vraiment énervant, ha ha), comme héroïne d'un livre mystérieux, mais justement, et si les manipulations n'étaient pas là où nous pensons les voir, avec notre manichéisme très petit-bourgeois ?
La gentille Ruth, demi-sœur modèle, n'est-elle pas là comme une araignée tissant sa toile avec patience, guettant scrupuleusement ses proies afin de se venger d'une enfance où Ellen, de loin la chouchou, la tourmentait ? Richard n'est-il pas en train de laisser les drames se dérouler comme si sa vie, devenant tragique, devait l'aider à écrire des livres profonds ? Le titre du nouveau roman qu'il fait paraître au trois quart du film, The deep well, en dit long... sur l'indicible. Et la maman sympa, qui voit tout mais de façon fataliste, n'a-t-elle pas lancé cette mode des drames de la passivité et de l'incommunication, qui culmine dans les deux gestes entourant la mort du jeune frère : la lettre que Richard ne finit ni n'envoie pas (soixantième minute), les mots que Ellen ne dit pas (soixante septième minute) ? Mère criminelle, que celle qui préfère ne pas faire soigner sa fille ! Nous pourrions voir ce film comme la grande répression d'une jeune femme qui ose tenter de dominer un homme.

Le cœur a ses raisons que la raison ignore, cite-t-on parfois... alors que cette phrase de Pascal est en réalité à propos de la foi en Dieu. Ellen Berent avait un Dieu, son papa, elle n'a désormais aucun projet : une personne qui n'a qu'un seul projet, rester dans ses rails, n'a pas de projet. Ou semer la mort, comme elle a semé les cendres de son père, je vous disais que pour elle la mort n'est pas réelle, elle est même séminale.

C'est aussi la suite des aventures de Madame Tierney avec les fantômes et le Paradis, deux ans avant Mrs Muir :- Elle débute en 40 face à Henry Fonda dans un Fritz Lang où... Frank James, le personnage joué par Fonda, est censé être mort. The return of Frank James est en effet un retour depuis le monde des morts.- Dans Sundown et Belle Starr, elle représente un monde perdu dont elle hérite.- Dans Heaven can wait, c'est son mari venant de décéder dès le début du film, qui raconte toute l'histoire.- Dans Laura c'est elle qui revient du monde des morts, pour le spectateur comme pour le Lieutenant Mc Pherson ou Waldo Lydecker.- Ici il s'agira du fantôme d'un père, puis d'un frère, d'un enfant avorté et enfin le fantôme d'Ellen elle même qui hantera toute la fin du film, et toute la vie de Richard et Ruth. Gene Tierney dans les 40's, on dirait une lente ascension vers... le captain Gregg !

Leave her to heaven, véritable tragédie ou jeux de miroirs : le tout début du film nous a déjà ouvert à un questionnement, puis une femme lit un livre nommé Time without end dans un train de rêve, elle fait alors tomber son livre, et se retrouve face à l'écrivain. Elle est d'une immense beauté or c'est elle qui le dévisage longuement, puis comme il est troublé (soit par le fait qu'elle soit si belle, soit par le fait d'être dévisagé longtemps et mystérieusement, ou les deux), il se brûle avec sa propre allumette. Tout est dit, de ce qui arrivera ensuite. Lire un livre, s'endormir et se retrouver devant l'auteur, qui parle d'ailleurs avec les mots du livre, imagine-t-on ce genre de coïncidence dans la vraie vie, et aussi votre ancien fiancé pouvant devenir le procureur d'un procès qui vous concerne directement après votre mort ? Ellen n'est-elle pas en train de rêver, tout le film ne serait alors qu'un chemin dans son rêve virant peu à peu au cauchemar ? Tout comme l'inspecteur McPherson, dans Laura, avait rêvé le retour de Laura.

Mais ce n'était que la deuxième scène, la première scène nous disait une autre réalité encore : c'est l'avocat de Richard qui nous raconte toute l'histoire. La narration est de lui, donc en aucun cas objective ! Voilà peut-être d'ailleurs pourquoi Vincent Price, procureur du procès final (et oui c'est aussi un de ces films terminant en procès, et là c'est un peu moins bon : Gene Tierney n'est plus là) est si mauvais dans sa défense de Ellen Berent ! Ce n'est pas seulement que l'on demande à Vincent Price de jouer un mec normal ! C'est que c'est son adversaire qui nous manipule sans cesse avec son seul point de vue ! J'ai décidé d'être bien post moderne : comme rendre criminelle une femme jouée par Gene Tierney, m'agace, je prétendrai que sa culpabilité et sa froideur calculatrice de trajectoires de crash, sont des fake news !

Plus sérieusement (et dialectiquement), revenons à la scène de la barque, avec cette anecdote que j'ai déjà conté dans une liste : Tierney a d'abord joué cette scène lors du réglage de la lumière par Leon Shamroy (qui gagnera ensuite le seul Oscar de ce film, pour quatre nominations dont celle de Tierney) un samedi, et J M Stahl a trouvé que le jeu de Gene était si bon, qu'il était trop dommage que les caméras ne soient pas présentes, il a exprimé des doutes sur les capacités de Gene de refaire aussi bien devant celles-ci le lundi suivant, lors du tournage effectif. Gene, qui répétait depuis un moment cette scène, affirmait qu'il n'y aurait pas de problème, mais elle ne fut pas prise au sérieux par Stahl, même si celui ci le reste du tournage ne se comportait «mal», sévèrement et injustement, qu'avec Cornel Wilde. Le lundi suivant, la scène fut tournée en une prise, toute aussi parfaite, impressionnant Stahl et l'équipe, mais elle avait depuis plusieurs années déjà une réputation de professionnalisme avec le surnom One take Tierney (source : biographie par Michelle Vogel). Nul doute que si l'on tente un jour de tourner un biopic de la GET girl, il y aura la scène... du tournage de cette scène, en tant que pic de sa carrière. Le film n'est cependant pas aussi bon, selon moi, que The ghost and Mrs Muir, ou Laura, il y a le dernier quart d'heure avec le procès un peu lourdaud, moins bien joué. Mais voir, puis revoir ce film reste émouvant, non seulement car c'est un film très à part, pile entre mélo et Noir, avec des moments choquants même en dehors du contexte de l'époque, mais aussi car il est difficile de ne pas penser à la future maladie mentale de Gene Tierney, à sa malchance ensuite quasi légendaire. Elle n'aura pas l'Oscar, qui reviendra à Joan Crawford cette année là pour Mildred Pierce (troisième nominée : Ingrid Bergman, voyez le niveau).

Le train de la rencontre, deuxième scène : c'est le même type de wagon que dans Double indemnity, de Wilder, une année avant, mais en couleur et toute autre situation. Quels trains! Leur monstration était elle une méthode de propagande pour le rêve Américain ?

Très bonne musique d'Alfred Newmann.

Il est amusant de remarquer que, contrairement à Laura, ou Lucy Muir, celles qui arrivent à vivre avec les revenant.e.s, Ellen Berent ne peut en aucun cas être une héroïne de... La disparition (en plus de ses deux yeux superbes, elle a les deux E de Perec) ! Patchouli, le personnage rêvé par Richard, le peut.

RémiBienvenu
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le 9 août 2023

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