Je voulais la garder pour ma 200è. Les dieux en ont décidé autrement et les muses sont venues chercher Peter O’Toole pour qu’il puisse tourner de nouvelles œuvres qui permettront à Zeus, Odin et leurs petits camarades de profiter de son immense talent. Qui sait, peut-être héritera-t-il d’une constellation entre Pégase et Cassiopée ?
J’ai lu beaucoup de choses sur Lawrence d’Arabie, le film et le personnage historique. Il se trouve que j’ai même dévoré les 7 piliers de la sagesse. Sans O’Toole, sans Lean, sans cette fresque épique, tragique, mégalomaniaque, touchante et enivrante, je ne suis pas certain d’avoir pu véritablement entrer dans cette somme. J’aurais eu tort car la langue, ciselée, de T.E. Lawrence est à l’image de cette adaptation cinématographique, essentielle.
De Prometheus de R. Scott je n’ai finalement retenu qu’une fulgurance : Lawrence. Scott a vu juste ; ce film incarne une sorte de perfection. Ce film est le cinéma. Je le dis avec d’autant plus de délectation qu’il ne figure même pas dans le top 111 Senscritique et qu’il se fait démonter par des éclaireurs que j’estime par ailleurs. Arabes caricaturaux, hagiographie d’un personnage ambigüe au possible et, sous biens des aspects, finalement assez détestable. Lean aurait brossé un tableau superbe mais définitivement partial, usant d’O’Toole avec un talent quasi perfide. Ensorcelés par sa présence, enivrés par sa beauté naturelle que souligne davantage encore ce désert impitoyable, le spectateur passerait à côté des questions centrales. Quid de cette vision purement occidentale ? Quid de ce traitement quasi colonial des Arabes ? Quid de la dimension quasi christique ou mahométane de Lawrence ?
Oui, j’ai vu. Oui, j’entends. Mais non, à aucun moment, je ne regrette ce 10. T.E. Lawrence fut un rêve, un fantasme. Lean a parfaitement saisi cette dimension. Portrait hagiographique ? Il va de soit qu’à l’instar de C.I. Caesar nous nous retrouvons face à un homme qui a construit sa légende en nous laissant sa prose. Mais dire que Lean n’aurait fait que suivre ce portrait supposé sans faille et totalement mégalomaniaque m’arrache un sourire forcé ; nous n’avons pas vu le même film. Lawrence adorait le désert, mais il méprisait autant qu’il les appréciait ces Arabes dont il se servait pour forger sa propre gloire, pour donner vie à son rêve. Pour s’en convaincre, il suffit de le lire :
« Ma guerre était trop méditée, parce que je n’étais pas soldat, mes actes étaient trop travaillés parce que je n’étais pas un homme d’action. " Je n’avais eu - poursuivait-il - qu’un grand désir dans mon existence - pouvoir m’exprimer sous quelque forme imaginative, - mais mon esprit trop diffus n’avait jamais su acquérir une technique. Le hasard, avec un humour pervers, en me jetant dans l’action, me donnait une place dans la révolte arabe contre l’occupant turc et m’offrait ainsi une chance en littérature, l’art-sans-technique ! »
Poète, idéaliste, il goûte à la violence et y prend goût, au point de participer, au bout de sa folie, à un carnage épouvantable. Et fin connaisseur, il se fait Mohamed pour mieux embarquer ces Arabes dans sa folle course. Peter O’ Toole, de son regard azur porte en lui cette flamme destructrice, cette Hybris si chère aux Grecs. Ce héros est un esthète implacable et Lean a su traduire cette trajectoire avec une rare acuité. C’est certainement assurément définitif et présomptueux mais considérer cette œuvre comme un film à la gloire de T.E. Lawrence est assez naïf, consternant ou comique, selon les humeurs.
Passé donc le fond, on en vient à la forme, à l’objet, au chef d’œuvre. Lean, plus encore que dans Le Pont de la Rivière Kwaï, a touché du doigt le génie, une sorte de perfection cinématographique. Si je devais résumer mon approche du cinéma ce serait aisé : une histoire, un casting, une ambiance visuelle et sonore. Face à ces 4 piliers, rarement à mes yeux une alchimie aura été aussi réussie.
L’histoire, romanesque au possible, de cet officier méprisant de certitudes, de connaissances et de rêve, désireux d’écrire sa propre gloire en pleine première guerre mondiale, au Proche-Orient, constitue déjà une base solide. Alors, bien entendu, Lean s’est arrangé avec une partie de la réalité mais heureusement ; le contraire eût été moins puissant. Une épopée mérite qu’on se détâche de nos simples contingences mortelles. Quant à l’écriture, aux dialogues, ciselés, ils rendent un bel hommage à la langue de l’universitaire qu’il fut.
Le casting ? Anthony Quin et Alec Guinness forment déjà une base très solide. Rajoutons le jeune Omar Sharif, véritable perle du héros. Quant à Peter O’Toole, préféré à Marlon Brando, rien que ça, il va trouver là le Rôle de sa vie même si, plus tard, sa filmographie s’enrichira de rôles tout aussi majeurs à l’instar du Henri II qu’il campera dans Becket aux côtés de mon autre acteur fétiche, Richard Burton.
Ambiance visuelle ? Jamais le désert n’a été autant magnifié. Aux paysages grandioses succèdent des scènes spectaculaires telles cette attaque de train ou ce bombardement de campement par l’aviation turque, ou ces focus sur le regard illuminé d’O’Toole. Un film, une séquence ; Lawrence regarde son allumette se consumer puis vient le soleil, irradiant, écrasant, surgissant du néant sur le désert. L’un des plus beaux plans de cinoche. Un rêve pour mes yeux. Des nuits étoilées, froides, des jours écrasés et azurs, même la poussière prend vie.
Musique ? Jarre. La partition écrite est la plus belle jamais composée. Aucune n’incarne à ce point un tel chef d’œuvre. Je ne vois que le Poledouris de Conan pour s’en rapprocher.
Alors oui, définitivement Lawrence d’Arabie est un film sublime. Le titre souvent galvaudé de chef d’œuvre lui sied même à merveille, tant par la composition De son héros principal, que par cette faculté à créer un film intimiste en plein désert, en pleine fureur guerrière. O’Toole, habité, nous emporte dans une sorte d’introspection d’un homme qui écrivait " Les rêveurs du jour sont des hommes dangereux, car ils peuvent jouer leur rêve les yeux ouverts et le rendre possible. C’est ce que j’ai fait. "
Ce morceau d’Histoire romancé fait que j’ai aimé le cinéma. Ce Lawrence, découvert tout jeune, m’a profondément marqué. Il est de la trempe de Conan ou d’Excalibur ; il m’arrache des émotions irrationnelles, à force de musique, de plans et de regards. Il est le Cinéma.
Ce matin j’ai entendu un extrait de la BO à la radio ; c’était le journal. Alors, j’ai immédiatement compris. Mes yeux se sont humidifiés. L’espace d’un instant, une partie de moi est retournée avec Lean et O’Toole là-bas, dans le désert, là-bas, dans ce qu’il y a de meilleur en nous, nos rêves.
En bonus la bande annonce pour le 50è anniversaire et la sortie Bluray 4K
http://www.youtube.com/watch?v=hfBEUbO_iCE