Quand Lawrence nous fait oublier l’Histoire

Lawrence d’Arabie est pour moi un film très particulier. Car malgré ses défauts il reste mon film préféré, et car c’est le film qui a éveillé mon intérêt pour le cinéma, à un âge auquel on aurait pu craindre qu’il soit déjà trop tard, et que les merveilles du septième art soient perdues pour moi.


Il ne fait aucun doute que Lawrence d’Arabie n’est pas un film historique. « Fresque mythique », « épopée tragique », sont des termes qui conviennent bien mieux à ce film et à ce qu’il représente pour moi.
Les critiques parfois virulentes formées contre le film, au premier rang desquelles on trouve les familles des personnages en cause, et notamment le frère de T. E. Lawrence, sont sans doute justifiées sur le fond. Mais au-delà des erreurs historiques ou géographiques, de la représentation des personnages incorrecte ou relevant du phantasme, que retient-on de Lawrence d’Arabie ? N’est-ce pas que l’Histoire se place ici en arrière plan ? Ne pouvant m’opposer à ces critiques, je ne peux que proposer de se limiter à considérer Lawrence d’Arabie comme la représentation fantasmée d’un personnage hautement énigmatique. Dans d’autres circonstances, un tel raisonnement aurait pu m’offusquer, mais que voulez-vous, il arrive parfois à tout le monde de devoir renoncer à la raison… Je n’ai aucun argument plus convaincant que de pardonner l’entorse à l’Histoire au nom de l’art. Ce n’est pas pardonnable. Je vous entends. Et je dois bien mettre cela au rang des faiblesses de ce film, avec le grimage de Peter O’Toole qui frise parfois le ridicule ou l’étrange choix de la scène d’ouverture (s’il y a une scène dispensable dans le film, c’est celle-ci).
Trois ans après ma découverte de Lawrence d’Arabie — et de la beauté du cinéma — Les Sept piliers de la Sagesse figurent toujours dans ma liste de lecture, et il serait grand temps que je saute le pas.


Mais revenons-en au film en tant que tel. Je ne peux qu’admirer la réalisation magnifique de David Lean — qui reste depuis lors un réalisateur cher à mon cœur —, la bande-originale de Maurice Jarre, les personnages campés par plusieurs acteurs à la carrière aujourd’hui reconnue : Peter O’Toole transcendé, Omar Sharif au charisme fou (et dont le regard sombre a toujours, je dois bien l’avouer, exercé sur moi une plus grande fascination que les yeux plus bleu que bleu – rendons grâce au Technicolor – de son collègue…), Alec Guinness et Anthony Quinn…
Le voyage commence avec cinq minutes d’écran noir, portées par une musique grandiose composée par Maurice Jarre. Un avant goût magistral aux presque quatre heures épiques qui attendent le spectateur, et pendant lesquelles je ne me suis jamais ennuyée une seule minute.


Car si le spectateur est happé par le regard bleu profond de Peter O’Toole, ce n’est pas pour s’y perdre et oublier les contradictions du personnage, les démons qui le hantent. Comme le journaliste américain qui cherche désespérément en Lawrence son héros avant de revenir brusquement à la réalité devant un massacre qui réduit à néant son image de prétendu dispensateur de liberté (ou en tout cas de héros ?), le spectateur n’est pas dupe. J’ai souvent entendu reprocher à ce film un manque de regard critique sur le personnage du colonel Lawrence, lequel serait à tort présenté comme une figure presque christique. (Et cela au-delà de la question de l’historicité de « notre » Lawrence par rapport au personnage historique.) Critiques selon moi infondées, à tel point que j’en viens à me demander si c’est du même film que nous parlons. Après tout, celui qui s’érige en prophète, avant de ressortir brisé et désillusionné de Deraa, c’est Lawrence lui-même, « à moitié fou » aux dires de Dryden, ou en tout cas carrément mégalomane. Si Lawrence est idéalisé, c’est par ceux qui le suivent, et non par Lean. Qui sait d’ailleurs ce qu’il recherchait vraiment dans la cruauté du désert… ? La liberté (de qui, de quoi ?) ? L’aventure ? Le sang ? La révélation ?


David Lean nous dresse ainsi le portrait d’un homme fasciné par le désert, mais aussi rongé par le désert. Une ambigüité qui ne quittera jamais le personnage. D’un homme tiraillé qui cherche son nom et qui, ayant cessé de croire en lui-même (car en quoi a-t-il jamais cru sinon en lui-même ?) dit adieu au désert, dit adieu à Damas acquise à un prix sanglant pour n’en rien tirer, pour revenir à l’existence d’un « homme ordinaire », celui que l’on a vu mourir « bêtement » presque quatre heures auparavant. Ni dieu ni démon, et pas même prophète, le major Lawrence, maintenant colonel, redevient un homme. Si tant est qu’il ait jamais cessé de l’être.


Ainsi, la fin de ce film, c’est la fin du mythe. Quand finalement le désert perd un peu sa cruauté et se « civilise », quand le bain de sang se termine, les hommes comme Lawrence n’ont plus lieu d’être. Fini le temps des messies, qui laisse la place à celui de la politique, incarné par Dryden et le prince Feysal assis autour d’une table. Lawrence comme le Général Allenby ne sont alors plus que spectateurs, l’un désabusé et l’autre satisfait. Il n’est plus question de marcher sur l’eau ou de traverser le Sinaï, mais plutôt de s’adonner à un passe-temps bien plus réaliste : la politique.

Svanhildr
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le 14 août 2017

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