C’est, je l’avoue, avec perplexité que j’ai abordé ce film d’Ari Folman. Mais j’en suis ressortie avec l’impression d’avoir vu, sinon un grand film de science-fiction (ce que je ne suis pas loin de lui accorder), au moins un film de science-fiction qui m’a réellement touchée.


Ce film, qui peut apparaître au départ comme un galimatias cachant la confusion de l’esprit de son créateur, mêle en réalité des thématiques abordées de manière très judicieuse. Ces thématiques tournent autour du cinéma et de la condition humaine, deux domaines en fin de compte intimement liés (en témoigne par exemple Otto e Mezzo de Fellini). Ari Folman nous parle donc de l’avenir du cinéma, entre pression exercée sur les acteurs dans leur carrière et diktat de la jeunesse, dématérialisation de ceux-ci, le réel et l’imaginaire, le libre arbitre…
Son originalité ne réside pas tant dans le mélange entre prise de vue réelle et animation, procédé presque aussi vieux que le cinéma, mais plutôt dans l’agencement des deux « mondes » qui devient parfois presque une mise en abyme.


Dans le cinéma d’aujourd’hui cette problématique est déjà prégnante, à l’heure de gloire des CGI et où les noms des personnes travaillant sur un ordinateur dépasse largement en nombre celui des professions plus classiques du cinéma dans le générique d’un film. À une époque où chaque plan d’un film peut être créé à l’ordinateur, quel besoin a-t-on encore de ce qui fait l’essence même du cinéma : l’acteur et la caméra ? Une réponse possible à ces questions amène l’élément déclencheur de ce film d’Ari Folman.


La suite de cette critique contient des spoilers !


Le film s’ouvre sur le visage en pleurs mais empreint de dignité de Robin Wright, jouant son propre rôle. Elle subit un long fil de reproches sur sa carrière d’actrice ratée à cause d’une succession de mauvais choix. Dans un lent travelling arrière l’on découvre enfin son agent (Harvey Keitel) qui est à l’origine de cette tirade. Mentionnons au passage que Robin Wright est particulièrement convaincante dans son (propre) rôle, et Harvey Keitel presque autant.
C’est dans cette situation que Robin se voit proposer par le studio Miramount un contrat à première vue peu alléchant pour l’actrice un brin technophobe. L’accord propose à Robin Wright de laisser scanner son corps, ses émotions, pour faire d’elle une actrice purement numérique, utilisable à loisir par la société de production (excepté les quelques restrictions prévues dans le contrat). L’actrice devra aussi s’engager à ne plus jamais jouer, que ce soit devant la caméra ou sur les planches. En échange de ces sacrifices, Robin recevra bien évidemment une contreprestation sonnante et trébuchante qui la mettra à l’abri du besoin sa vie durant. On fait miroiter à l’actrice « vieillissante » selon les critères hollywoodiens une seconde jeunesse éternelle ainsi que la réparation des choix désastreux de carrière qui lui ont fait passer à côté de rôles prestigieux. Mais ce n’est pas cela qui la poussera finalement à accepter le contrat, mais plutôt la perspective de pouvoir consacrer sa vie à s’occuper de son fils atteint du syndrome d’Usher, maladie entraînant surdité et cécité progressive, qui l’entraîne lui-même à l’écart de la société telle qu’elle existe aujourd’hui.


La scène du « scan » clôturant la première partie m’a laissé un léger goût d’inachevé. Elle se veut sans doute être un point culminant, où l’actrice livre son ultime performance. En réalité, la scène n’exploite pas tout son potentiel émotionnel, sans toutefois tomber à plat. La scène, par le cadrage en champ-contrechamp limite notre appréhension à Robin ainsi qu’à son agent, qui lui raconte sa vie, suscitant en elle la palette d’émotions que le scanner clignotant lui soutire. Et c’est là le problème, les réactions de l’héroïne m’ont parues un brin trop « calculées » alors qu’elles devraient justement être les émotions réelles et purement humaines au contraire de celles qui seront ensuite créées numériquement.


Nous retrouvons Robin vingt ans plus tard, en route pour un Congrès futurologique organisé par Miramount que l’on devine devenue extrêmement puissante. Ce congrès a pour particularité de se tenir dans une ville d’animation 2D, à laquelle on accède par le biais d’une drogue. Nous entrons alors dans le monde d’animation qui constitue les nouvelles perceptions de notre héroïne. Cette deuxième partie introduit de nouvelles thématiques sans toutefois délaisser celles de la première partie. Ici, c’est la relation entre le réel et le virtuel qui est interrogée, ou entre le vrai et l’imaginaire. Et de même, l’évolution de la technologie post-numérique.


Dès l’entrée dans ce monde étrange, le contraste est saisissant entre l’irréalité du monde en animation 2D, et les images redondantes de la bande-annonce du dernier film dans lequel joue une Robin Wright rajeunie, qui nous apparaît plus « réelle » et tangible que son avatar en deux dimensions, et qui paradoxalement n’est qu’une image calculée par ordinateur, dépourvue de l’« âme » de Robin qui se tient devant elle. L’apparence de ce monde n’est d’ailleurs pas sans rappeler Paprika de Satoshi Kon avec qui il partage l’évocation d’une non-réalité. Les deux films ont en commun cette animation déjantée et baroque, cette force onirique.
« Bientôt, cette structure qu’on aime tant aura disparu. » sont les mots prononcés deux fois à vingt ans d’intervalle par le représentant de Miramount à Robin. Cette structure sera remplacée par autre chose, comme si elle allait faire disparaître tous les problèmes. Qui s’avèrent n’être que remplacés par d’autres. Agissant la seconde fois clairement sous contrainte, Robin signe un nouveau contrat qui la réduira à l’état de substance vouée à être consommée. Robin Wright pourra être bue, mangée, et chacun pourra devenir Robin. Cela achève de déposséder Robin de sa personnalité, de son existence. Elle n’est même plus une actrice numérique, elle est une substance commerciale. Le Congrès interroge donc à la fois le futur du cinéma et de la société elle-même.


La fin est particulièrement intéressante. Revenue dans le monde réel comme l’on revient d’entre les morts, Robin apprend que son fils, dont la santé n’a pas cessé de se détériorer au fil des années, a finalement franchi le pas, ayant perdu tout espoir de voir le retour de sa mère. Robin n’a donc plus rien à faire dans ce monde réel et décide alors de retourner dans le monde de l’animation, où elle devient elle-même son fils, afin de le retrouver. La fin m’a à vrai dire plus fascinée qu’émue, mais cela ne retire rien à la force de ce passage.


Qu’est-ce qui est le plus vrai finalement ? Le monde réel et ses peines, ou le monde animé (d’ailleurs tant au sens de « dessin animé » qu’au sens premier du terme) issu d’une hallucination, rêve de liberté et liberté rêvée, et du libre arbitre aboutissant peut-être jusqu’à l’annihilation de celui-ci ? Ceux qui sont restés dans le monde réel déserté et vide se sont d’ailleurs enfuis eux aussi, mais vers les airs. De l’autre côté du miroir, la fille de Robin a semble-t-il trouvé le bonheur dans le monde animé, alors qu’elle l’avait combattu. Il est symbolique qu’elle soit dit-on, une des dernières femmes à enfanter dans ce monde, et donc à créer la vie. Peut-être existe-t-il encore la possibilité d’un futur dans ce monde-là ? Le film de Folman ne se dresse donc pas en moralisateur, il pose les inévitables questions mais sans y apporter de solution, laissant au spectateur le soin de se forger la sienne.


Enfin, ma critique ne serait probablement pas complète sans mentionner l’éloquente bande-originale composée par Max Richter : énigmatique, mélancolique et douce, seyant parfaitement à ce qu’est le film lui-même.

Svanhildr
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le 4 janv. 2018

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