Avec Les Yeux Noirs, Urga et Soleil Trompeur, Nikita Mikhalkov a solidifié en quelques années son statut de réalisateur russe le plus en vue hors des frontières de son pays, bien que ces succès se soient essentiellement cantonnés à l'Europe occidentale. Après un prix du meilleur interprète à Cannes, un Lion d'or à Venise et un Grand prix du jury à Cannes doublé de l'Oscar du meilleur film étranger respectivement, il était cependant inévitable que les sirènes hollywoodiennes finissent par sonner aux oreilles du flamboyant Moscovite. Il faut dire que la Russie post-communiste désormais entrée de plain-pied (c'est le moins qu'on puisse dire…) dans la mondialisation constitue un marché pour le moins alléchant aux yeux des producteurs occidentaux…
Le terrain restant un peu mouvant pour les grosses écuries américaines, c'est notre Pathé national, via l'inévitable Michel Seydoux, qui va casser la tirelire pour Nikita. Mikhalkov et Seydoux ont déjà collaboré quatre ans plus tôt sur Soleil Trompeur, mais ce dernier restait un film à moyen budget, totalement dans la veine des films de datcha pour lesquels le moustachu était alors connu. Avec ce nouveau projet, le duo franco-russe, fort d'une bagatelle de 25 millions de dollars, entend passer au niveau supérieur et renouer avec l'esprit des grands récits épiques basés dans l'Empire russe du tournant du siècle, mélange de splendeur et décadence, de romantisme exacerbé et d'arrière-plan grandiose. De fait, la filiation avec Anna Karénine ou Le Docteur Jivago saute aux yeux.
Moins évidente de prime abord, celle avec Michel Strogoff n'est pas à sous-estimer – j'ai failli pousser la cruauté jusqu'à mentionner l'album Le Grand-Duc de la série BD Lucky Luke, mais ce serait prêter des lectures bien sympathiques à un Mikhalkov qui prend de plus en plus au sérieux son rôle de porte-étendard du cinéma d'ex-URSS. Pourquoi est-ce que je mentionne le roman de Jules Verne et la BD de Morris et Goscinny ? Parce qu'il s'agit de récits franco-français vendant (avec brio, là n'est pas la question) une Russie d'opérette, totalement fantasmée et outrancière.
Or, et c'est ce qui me chiffonne un peu, Le Barbier de Sibérie est dans cette lignée, le charme désuet et bon-enfant en moins. Mais j'anticipe un peu.
Le Barbier de Sibérie, c'est l'histoire d'une jeune et séduisante Américaine, Jane Callahan, sorte de beauté à louer, qui se rend dans la Russie du tsar Alexandre III pour user de ses charmes afin de convaincre le général Radlov, directeur des chemins de fer, de sponsoriser le "Barbier de Sibérie", une machine infernale qui scie les arbres au passage des trains dans la taïga, invention signée du savant fou McCracken. Mais au contact du jeune cadet Andreï Tolstoï, des sentiments jusqu'alors bien enfouis vont se réveiller dans le cœur de Jane, qui va trouver de plus en plus difficile de jouer la comédie…
Disons-le d'emblée, niveau casting les crédits versés par Pathé ont porté leurs fruits : Jane est jouée par Julia Ormond, fabuleuse actrice alors auréolée de succès populaires et critiques comme First Knight et Legends of the Fall et depuis injustement tombée dans un quasi-anonymat (comme beaucoup d'actrices ayant passé la quarantaine…), tandis que Richard Harris, qu'on ne présente plus, prête ses grands yeux rêveurs et sa crinière blanche à McCracken. Côté russe, Mikhalkov a bien sûr ressorti son acolyte Oleg Menshikov, alors solidement ancré dans son statut de golden boy de la steppe, pour le personnage d'Andreï, tout en s'assurant des services d'Alexeï Petrenko, solide vétéran remarqué dans le rôle-titre de Raspoutine, l'agonie de son vieux rival Klimov, pour le loufoque général Radlov.
Une sacrée équipe donc, qui tire définitivement le film vers le haut, même si j'ai le regret de dire que Menshikov est rien de moins qu'une erreur de casting dans ce rôle. Il est bien trop âgé (27 ans au moment du tournage) pour ce rôle de post-adolescent, et compense en surjouant de manière infantile, sa finesse et son charme animal de Soleil Trompeur n'étant plus que de lointains souvenirs.
L'habituelle clique mikhalkovienne (sa fille ainée, Avangard Leontiev…) est également là pour en faire des tonnes, dans le plus pur esprit de Partition Inachevée… ; pourquoi se priver, le public occidental adore ça, "c'est tellement russe" ? Mais comme je l'ai maintes fois répété, ça me gave très rapidement, surtout quand Mikhalkov y commet des acteurs qui valent cent fois mieux que cela, comme Petrenko, Menshikov ou même la star polonaise Daniel Olbrychski, venu se perdre dieu sait pourquoi dans un rôle insignifiant. Ça me fait mal de le reconnaitre, tout russophile que je suis, mais avec ce qu'on leur donne dans ce film, tous ces cadors du cinéma d'Europe de l'Est souffrent grandement de la comparaison avec Ormond et Harris…
Plus problématique encore, et j'en reviens à ma comparaison avec Michel Strogoff et Lucky Luke, le script joue lui aussi énormément sur les clichés concernant la "mystérieuse Russie" ; mais au lieu de les déboulonner ou à tout le moins les polir, il les exacerbe ! C'est ainsi que pendant la première heure, nous avons droit à un déluge non-stop de bêtises amusantes deux minutes, mais pas au-delà. Florilège : la cuite monumentale, les bastons dans la neige, le trou dans la glace pour le bain, les blinis, encore de la vodka, les traditions religieuses, toujours plus de vodka, le général qui bouffe du verre, et bien évidemment un ours ! Le tout dans un concert de cris, de rire, d'yeux exorbités et de larmes, autrement ce ne serait pas du Mikhalkov.
Sauf qu'au moins le Nikita du passé était sincère, il avait des choses pertinentes à dire, quoiqu'on pense du fond. Ici… c'est juste du déchet, de la crème glacée indigeste balancée à la figure d'un public occidental nourri aux cliché sur un pays reconnu comme celui des extrêmes ! Le cynisme de Soleil Trompeur n'était donc pas un accident…
Dieu merci, le Mikhalkov des Yeux Noirs décide de se réveiller au moment de démarrer le dernier tiers de son film. Nous gratifiant au passage d'un caméo dans le rôle du tsar Alexandre III en personne – comment pouvait-il en être autrement? –, Nikita Sergueïevitch profite d'une séquence de défilé très impressionnante dans la cour du Kremlin pour, enfin, raconter une histoire. Les masques se lèvent, et la scène qui s'ensuit est une des toutes meilleures de sa filmographie : Andreï détourne la lecture à voix haute d'une lettre d'amour du général pour avouer ses propres sentiments à Jane. La lente réalisation des personnages, tous présents dans le champ (Jane et McCracken assis sur le sofa, Andreï debout, Radlov au piano), est filmée de manière experte, sans trop de découpages ni gros plans, et c'est un pur régal de voir les acteurs se lâcher, chacun dans leur coin. Voilà le Mikhalkov que j'aime.
Trois autres séquences importantes suivront ; une entre Jane et Andreï au lit, très mélodramatique mais superbement jouée par Julia Ormond et filmée à l'aide des murs, selon la tradition mikhalkovienne ; la représentation du Mariage de Figaro, merveille de tension et de mise en scène des malentendus ; et enfin le voyage de Jane en Sibérie, et notamment le crève-cœur de la maison du "barbier de Sibérie", qui permet de finir le film de très belle manière (ah, ce plan où Jane reste en retrait pendant que la foule ébahie suit McCracken dans son entreprise de déforestation massive...)
Ouf, la dernière heure aura vraiment rehaussé le niveau de ce qui ressemblait alors à une pastiche de film… mais est-ce trop tard ? Peut-être bien… même dans ses pires moments, Le Barbier de Sibérie n'est pas des plus déplaisants à regarder ; la cinématographie est sublime, à tous les étages, le travail de reconstitution très impressionnant, les acteurs principaux un régal, surtout les deux "Américains". Quant à l'histoire, lorsqu'elle démarre enfin après une bonne heure et demie de n'importe quoi, elle est dans la lignée des meilleurs de film du réalisateur, un tragédie faites de non-dits et d'erreurs, avec ce qu'il faut d'humour et même un message écolo amené à se raréfier de plus en plus dans le paysage audiovisuel russe !
Mais malheureusement… c'est tout. Le choc des cultures, l'incompréhension entre Occidentaux et Russes, les contradictions de ce pays fascinant, immense et inaccessible, Mikhalkov avait déjà soulevé tout cela, avec plus de subtilité et de maestria, dans Les Yeux Noirs. Pur produit marketing, Le Barbier de Sibérie n'est, au mieux, guère que de la redite, le génie de Mastroianni en moins et l'ours alcoolique en plus…
En attendant, le film fut un incontestable succès au box-office. Tsar de toutes les Russies dans son caméo, Nikita Mikhalkov était à présent le tsar du cinéma russe dans la réalité. Lui jadis si prompt à égratigner les puissants, allait prouver la règle qui veut que l'autorité corrompt…