Heterotopia
Tel qu’il est mis en scène par Claire Simon, le bois de Vincennes est la parfaite illustration de l’hétérotopie. Pour ceux qui ne seraient pas familiers avec le concept, il désigne un espace autre,...
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le 7 avr. 2016
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Tel qu’il est mis en scène par Claire Simon, le bois de Vincennes est la parfaite illustration de l’hétérotopie. Pour ceux qui ne seraient pas familiers avec le concept, il désigne un espace autre, en rupture avec le cadre normé de la société bien qu’appartenant à elle. Comme l’hétérotopie est généralement qualifiée de localisation physique de l’utopie, cette définition reflète parfaitement le titre du documentaire. Elle annonce également une promenade haute en couleurs.
Hétérotopie
Tant qu’à rester dans les termes philosophiques, il est fréquent d’associer les espaces urbains à une isotopie, à savoir un lieu d’uniformisation. Si cette idée d’homogénéisation de la ville peut porter à débat dans de nombreux cas, il est certain que l’on ressent dans Paris cette volonté d’effacer les disparités (il y a bien sûr quelques lieux d’expression des sous-cultures, mais on n’y trouverait certainement pas l’équivalent de Christiania à Copenhague - au passage une hétérotopie des plus fascinantes – ou même d’un Camden Town ou d’un Kreuzberg). Pourtant, dans cette enclave de (pseudo-)nature que représente le bois de Vincennes, deviennent tout d’un coup visibles ces comportements non normés que la ville nous pousse à dissimuler ou à ignorer farouchement quand on y fait face.
En choisissant de promener sa caméra dans le bois de Vincennes, Claire Simon fait un choix : celui de l’arrêter sur un visage plutôt qu’un autre, de retenir un discours parmi les milliers de voix dont les éclats résonnent chaque jour entre les troncs. Sans aucun doute est-ce le premier objet de crispation de ce documentaire, pour qui y ressentira l’envie de se moquer. En effet, on trouvera face à la caméra beaucoup de ceux que l’on est entraînés à qualifier de « marginaux », et dont il est bien facile de ricaner entre ses dents. C’est pourtant l’objet même du film que de prendre le temps de s’arrêter sur ceux que la ville engloutit, et qui trouvent entre ces arbres un rare espace d’expression et de liberté. Ce qui est important, c’est qu’il parvient à le faire avec une grande tendresse.
Je parlais donc de ricaner, et je ne fus pas la dernière, dans la salle, à m’y laisser aller ; j’ai même pu m’en sentir coupable à quelques instants. Pourtant, il y a une nuance importante : je ne riais pas tant des individus présentés que de la vanité de mes propres conceptions. Tout tient dans le décalage entre ce que je vois au quotidien et que je finis par généraliser et considérer comme la réalité, et la réalité, justement (comme le jour de ma JAPD j’avais pu découvrir tout un monde insoupçonné de moindre privilège). C’est le danger de la classe moyenne : avoir les yeux tellement fixés avec jalousie sur la classe aisée qu’on en oublie qu’on a déjà, en soi, beaucoup de chance. Encore faut-il vouloir appeler cela de la chance, car la conception même du privilège recèle un orgueil. Ne nous attardons pas sur cette question, cependant : toujours est-il que ce documentaire fut l’opportunité d’une mise en perspective, et c’est bien de moi et de la futilité de mes propres réactions que je riais.
D’ailleurs, à propos de futilité, je pense qu’il est important de souligner que si Claire Simon donne parfois la parole à des individus ouvertement bizarres ou marginaux, l’on rit aussi beaucoup de gens dont les occupations, pourtant parfaitement normées, nous apparaissent simplement futiles. Marque d’égo s’il en est, que de rire d’un éleveur de pigeons de course ou d’un homme observant l’accouplement des tritons (je lui dois mon plus gros fou-rire). C’est là toute la finesse de ce documentaire : procéder non pas par contraste mais par camaïeu. En effet, l’on rencontre au fil de cette promenade toute une palette de personnages, et entre la jeune mère en congé parental et l’ermite ou la prostituée viennent s’inscrire tout un tas de réalités qui viennent brouiller la ligne bien confortable de ce que l’on voudrait baptiser la normalité. Dans cette hétérotopie, où chacun s’exprime selon son cœur, parfois dans un prolongement de sa vie normée, parfois en rupture totale avec la société, toute la beauté réside dans la cohabitation. La cohabitation du banal et du dérangeant, du quotidien et de l’intemporel. De celui qui conçoit et celui qui habite, de celui qui travaille et celui qui dort, de celui qui s’expose et celui qui se cache.
Les symboles de l’utopie sont nombreux à ponctuer la balade en forêt, au-delà des philosophies individuelles de ses habitants. Les hétérotopies sont censées exister dans toutes les cultures, et il est n’est donc pas surprenant de retrouver dans ce bois de Vincennes des célébrations cambodgiennes et guinéennes, où chacun apporte son morceau d’histoire déchirée. Après tout, il y a quelque chose de primaire dans cette enclave de (pseudo-)nature, d’antérieur à la société et à ses constructions, qui appelle à tous et la désigne comme un lieu d’émancipement universel (même s’il reste ici communautaire). Bien sûr, le symbole le plus explicite de cette hétérotopie reste le Centre Universitaire de Vincennes, qui n’était pas conçu autrement, justement, que comme une utopie permise par le lieu. Je ne voudrais toutefois pas trop en dire à ceux qui n’auraient eu vent de cette expérience, et préfère vous laisser loisir d’en apprendre plus à travers le film.
Hétérochronie
Une autre caractéristique essentielle de l’hétérotopie est qu’elle est fréquemment liée à une hétérochronie : une rupture avec le temps traditionnel. Voici un élément également très prégnant au sein du film. Là où la ville semble obéir à un temps parfaitement réglé, seulement rythmé par le cycle des journées de travail, le bois de Vincennes ne se ressent pas ici de cette cadence. Les jours s’y étirent, s’en remettent pour s’achever au coucher du soleil. Bien sûr, dans le cas d’un certain nombre des personnages, l’oisiveté aide à dissoudre le temps. Plus globalement, cependant, la nature appelle à un temps lent, mesuré non pas à l’alternance des lumières des feux rouges mais à la chute des feuilles. Une caractéristique parfaitement soulignée par le choix de Claire Simon d’organiser son film au fil des saisons.
C’est que la fonction d’une hétérotopie peut varier avec le temps, et c’est ce qu’il se passe ici. Tout autour, la ville a le même visage ; à l’intérieur des grilles c’est une métamorphose permanente. Ce documentaire l’illustre parfaitement. Sur le temps court, elle varie évidemment sur le cours d’une journée. Certains sont de simples passants qui arrachent quelques heures à leur vie en ville, et disparaissent avec la tombée de la nuit (bien qu’un certain énergumène fasse de la résistance… et vous, vous connaissez les peintres russes du 19ième siècle ?). D’autres les remplaceront pour profiter des privilèges uniques de l’obscurité. D’autres, enfin, ont simplement élu domicile ici, au point que le concept même de journée peut avoir perdu sens pour eux.
Sur le temps moyen, donc, il y a les saisons. Ce bouleversement qui a si peu d’influence sur nos vies citadines, si ce n’est sur l’épaisseur de nos vêtements et nos dates de congés. Pour la forêt et ceux qui la fréquentent, néanmoins, chaque saison est une révolution. Les paysages changent, et avec elle l’ambiance, de manière parfaitement palpable. A l’été et ses pelouses chargées d’enfants et de sportifs amateurs s’oppose l’hiver où l’herbe est prise dans le givre et où seules quelques âmes isolées continuent d’errer entre les arbres. Essentiellement ceux qui ont fait de Vincennes leur foyer ou leur lieu de travail, et ceux qui doivent veiller à la bonne santé de cet espace. Les autres reparaîtront l’année suivante.
Sur le temps long, enfin, il y a les années, qui s’étirent en décennies. Il y a bien sûr les architectes, qui réfléchissent à l’évolution du parc, façonnent ce qui fera le quotidien des autres. Il y a surtout la manière dont les rêves d’une société luttent et évoluent, et avec eux ce que l’on cherche à cristalliser au sein de cette hétérotopie, de cet espace où tout pourrait être permis. J’en reviens au Centre Universitaire de Vincennes, ce qu’il fût, qu’il a pu représenter, et qu’il n’est plus. C’est une page de l’histoire de ce parc, qui nous rappelle que rien n’est acquis et que même ici le temps a son influence, même si sa cadence est toute particulière. Fort heureusement, ce qui a cessé d’être nous rappelle qu’il y a aussi ce qui n’a pas encore commencé à être, et qu’il nous revient de construire.
Tant que nous en sommes à parler de temps, autant nous attarder sur le rythme du film. C’est peut-être sa plus grosse faille, avec la voix de la réalisatrice dont les déclamations – heureusement rares – tombent dans la glorification facile. Si la balade est passionnante, le trajet pour s’y rendre et en revenir est fastidieux : ainsi, l’introduction interpelle peu, et la fin traîne inutilement en longueur. Si, certes, les éléments compris dans cette dernière sont tous pertinents, et permettent l’achèvement du cycle des saisons, ils peinent à retenir l’attention derrière un passage qui apparaissait déjà comme une conclusion en soi. Il en ressort l’impression que le film aurait pu (dû ?) durer une demi-heure de moins. Cependant, on ne sera point sévère, car cette hétérochronie nous permettra au moins de retrouver le temps, perdu depuis longtemps, de s’ennuyer.
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Diversité des hommes, diversité du temps. C’est cette étendue auquel le quotidien nous rend aveugle et que ce film nous restitue. Le bois de Vincennes, en ce sens, y est peint comme une soupape. La tension nerveuse de Paris semble s’y relâcher, et il est donc logique d’y retrouver ceux sur qui elle pèse le plus lourdement, ou qui sont le moins résignés à supporter son étreinte. Au-delà, c’est l’horizon des rêves et des possibles qu’il autorise à exister, échappatoire nécessaire à une société normée qui paraît désespérément immuable. Gagnant en cela, véritablement, son statut d’hétérotopie.
« Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessinés dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu'ils sont absolument autres que tous les emplacements qu'ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies. » Michel Foucault, Des espaces autres (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967).
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le 7 avr. 2016
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