Le film est tout simple, presque implacable : un jour de pique-nique avec François, sa femme Thérèse, et leur deux enfants. Il fait un temps radieux, les sourires et les mines ravies sont là, et ne quitteront jamais le film. François aime sa femme Thérèse plus que tout, c'est son bonheur, c'est sa vie. Il s'embrassent. Il ne cesse de faire beau et d'y avoir du bonheur. Une note de Mozart, des fleurs, la nature, le bonheur. Un jour, François va à la poste. Il rencontre une postière, Emilie, tombe amoureux d'elle. Ils se retrouvent, il font l'amour, ils s'aiment aussi. François redouble de bonheur : il aime Thérèse autant qu'Emilie. Il le dit à toutes les deux, simplement, avec franchise, sans volonté de blesser. L'une est un peu triste mais ne le montre pas, pour ne pas faire fuir le bonheur qui éclaire la figure de son amoureux. L'autre est effondrée, mais décide de se taire, de ne pas protester, peut-être pour la même raison. Sans cris, elle se tue. Quelques mois après, François retrouve Emilie, ils s'installent ensemble. Emilie a pris la place de Thérèse, ils s'aiment, le bonheur est toujours là. Argument court, banal peut-être. Une histoire de triangle amoureux, d'adultère. N'importe quel cinéaste l'aurait érigé en étude morale, aurait laissé la part belle aux sentiments négatifs. Varda n'est pas de ce bois là. Il ne lui suffit que d'un sentiment pour parler de tous les autres. C'est le bonheur qu'elle cherche à filmer, rien que lui. La nature, les gens, juste le bonheur.
La Vraie question du film ne serait donc pas tellement : le bonheur est-il gai, ou triste ? comme la question du Plaisir à la fin du film éponyme d'Ophuls que Varda cite volontiers pour son film ; mais : qu'est-ce que le bonheur ? Ou : le bonheur apparaît-il vraiment dans mon film ? Et, plus particulièrement : les fleurs, les tournesols, la pureté des sentiments, tout cela forme t-il ce bonheur du titre ? Est-ce que tout cela suffit ? Les choses plus troubles et les plus dures qui jalonnent le récit en font-elles secrètement parties ? Ou alors justement font que ce bonheur n'existe, qu'il se mime, qu'il s'invente ? Varda le montre des le début : ces inserts de tournesols qui s'inscrivent péniblement à l'écran comme autant d'images subliminales, créant le rythme horrifique et pénible qui n'est jamais celui qu'on colle au bonheur, s'occupent de distiller un profond doute dès son commencement. Et si tout ça n'était qu'un jeu, pervers et malsain ? Rire et faire comme si alors que la mort est là ; oublier et refaire sa vie, heureux. Mais, seulement voilà : Varda ne juge pas, elle filme, avec la distance polie qui achève de brouiller les cartes : le jeu lui même est peut-être le miroir de la vérité. Alors, de ce film liquide et fluide où tout semble simple, et bien justement tout se complique. Peut-être que finalement, qu'il soit un jeu ou pas, le bonheur existe. Et perdure, après le drame ; le même bonheur, la même structure, la même passion : seul les pions ont changé. C'est un bonheur joueur, où les points s'ajoutent, par addition ; où il n'y a pas de maître du jeu, où tout est comme ça, ainsi, parce que c'est la vie.
Le film ne porte aucun jugement parce qu'il laisse à ce bonheur qui est devenu un méchant de cinéma - l'intrus, le perturbateur, le troublant, l'assassin même - faire son nid et se mettre à exister vraiment (coup de génie du film : c'est le bonheur continuel de François qui finit par gêner, interpeller, plus que l'adultère qu'il commet). Varda laisse ce bonheur toxique contaminer son film : elle garde une zone, entre deux ombres dans le jardin des piques-nique, où il est plus qu'un jeu. Une toile abstraite, un fil qui relie ces étranges personnages, qui les sépare, une force animale qui les font et les défont. Quelque chose de vrai, avec lequel on ne triche pas, quelque chose de là, inscrit, indélébile. Une sorte de volonté qui habite chaque personnage, presque inscrite dans leurs gènes, au mépris de la morale commune : courir après le bonheur coûte que coûte, même si l'histoire que l'on vit le fait s'éloigner (la tristesse de la mort de Thérèse est tout le temps là, mais il ne s'incarne vraiment à l'image que quelques minutes), et faire en sorte que le film qui les fait vivre les permette aussi d'être heureux. Il reste alors, dans ce conte étrange et froid comme le bonheur, des bribes de la vraie vie et de son désespoir que la caméra cache par autant de tournesols. Le cinéma est un art du jeu, Varda le transcende. Jouer à être heureux, non mais quelle drôle d'idée.