Il est des films qui ménagent une marge blanche utile au jugement, certains points d'appui, saillies où arrimer le commentaire, repères à relier et relire. Le Bonheur n'est pas de ceux-là : en dépit de brefs effets de recul relevant plutôt de la coquetterie que de l'invite à la contestation, il se donne brut de la première à la dernière image. C’est un agglomérat ligneux soudé autour de l'homme-silhouette, et tout effort pour ficher un coin dans cette masse, détacher les unes des autres ces fibres verticales ou traverser le cœur en coupe, s'épuise à court terme et se brise. On aime ou on n'aime pas, on admet et admire ou on rejette en bloc. Fortifié de l'élan même qui l'a mis au jour, le film est conçu d'un trait, conduit à son achèvement sans trace d'hésitation ni de reprise, telle une auto-affirmation esthétique. La critique s'y plaque, glisse sur des parois lisses et dérive, se laisse émousser puis dissoudre. Il faudrait parler d’absorption, calquer sa démarche sur celle du public déconcerté puis leurré par la simplicité d'évolution d'un protagoniste dont les motivations profondes lui échappent sans cesse, toujours repoussées, enfouies sous l'or des frondaisons automnales. La matière psychologique, aussi bien individuelle que sociale, n'est jamais sujet privilégié de peinture ou d'explicitation mais un élément parmi d'autres — la forêt, la couleur, le rythme saisonnier, le décor suburbain, le soleil, l'eau, la musique — dans la constitution d'un objet qui apparaît à la fois comme son propre moule et son premier et unique moulage. Et s’il y a une moralité à trouver dans le propos d’Agnès Varda, c’est sans doute que le bonheur est une grâce, un don du ciel. Pour reprendre une formule célèbre, on est comme on naît, c'est-à-dire heureux ou malheureux.


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L'itinéraire du spectateur bifurque à deux reprises, commandé par chacun des trois mouvements de durée égale, mais de tonalité fort différente, dont se compose l'œuvre — mouvements qu'il vaudrait mieux qualifier d'impulsions rectilignes, affectées de ralentissements marqués en fin de course. À chaque relance l'orientation dévie notablement et sans qu'on y ait pris garde, la trajectoire s'est modifiée : l'angle de vision n'a plus qu'à être rectifié en conséquence. Quand enfin le trajet se prête à une lecture correcte, on s’aperçoit que l’on était déjà convaincu depuis quelque temps d'une réalité autre que celle à laquelle on croyait adhérer. La première étape bat la cadence illusoire d'une chronique printanière filmée comme un hymne éclatant à la félicité : mesure à deux temps, banlieue-forêt, couple idéal pour fête des pères, François heureux de ronronnement végétatif, Thérèse trop délicieuse, blondeur vénitienne et robe fleurie, pique-niques ensoleillés et fripons, palpitation diaprée de la nature, bambins modèles, somnolence à proximité de l'étang, enfants dormant sous la moustiquaire, chinoiseries calligraphiques sur tiges, feuilles et fleurs floues, 2 CV de rêve, oncle-gâteau, atelier paternaliste, fond sonore béat des yé-yé, couturière à domicile et postière exotique. Autant de tableaux concis, innocents, souplement accordés, entraînés dans un formidable courant d'optimisme et de joie naturelle cautionnée par Mozart puis Renoir en couleurs douces. Devant cette palette en délire, ces murs de maisons, ces devantures de magasins qui semblent repeints à neuf pour donner à la rue l’air pimpant d’un coin de campagne, ces posters et affiches omniprésents, de Brigitte Bardot et de Sylvie Vartan, de bières et de savons, certains ont hurlé à la préciosité, à la mièvrerie publicitaire, au faux bon goût de photographe d’art pour revues féminines. Il faudrait plutôt parler de raffinement, qui n’est pas un obstacle à la beauté lorsqu’il ne sert pas d’alibi au vide de la pensée ou à la complaisance de l’inspiration. Car Varda ne succombe jamais à cette maladie du regard, elle n’a pas avalé son parapluie de Cherbourg et ne se gargarise pas davantage à l’aquarelle. Elle ne prétend à aucun moment faire œuvre réaliste. Il n’est pas question ici de document : Le Bonheur est une fiction, et c’est pourquoi le flamboiement de l’été, la gloire de l’automne, la gamme d’admirables tons dorés, roux et oranges sont puisés dans un Eastmancolor en proie à une féérie impressionniste.


Une inflexion du ton inaugure la deuxième étape, l'attention jusqu'alors buissonnière s'établit plus près de son support mouvant : l'idylle avec Émilie, première fixation dramatique, annule rétrospectivement la chronique. Le tempo s'accélère, et la cohérence de la mise en scène, sa logique galopante, le fonctionnalisme grandissant des signes, tout se met en rapport étroit avec la théorie gentiment exposée par le jeune homme à son épouse de la quantité cumulative de bonheur, qui selon lui s’additionne comme deux morceaux de sucre dans une tasse de thé. Il faut beaucoup d’audace et autant de pudeur pour mettre dans la bouche des personnages des paroles qui ne soient jamais ridicules ou choquantes, même dans les circonstances les plus délicates. Lorsque le garçon explique à sa femme la nouvelle situation, il le fait avec une poésie et une tendresse infinies. On est alors lancé à toute allure sur l'itinéraire second : la mise en relief d'un être, ses contours et sa silhouette se renforçant à chaque épisode, un peu plus nettement dessinés, mais aussi un peu moins justifiables. Varda joue avec une stupéfiante sûreté, sans tergiverser, des différentes articulations de son langage, intégrant certaines figures de style puisées à une source proche : tel rythme coloré de Muriel, tel va-et-vient de caméra de Vivre sa Vie, tel fond blanc du Mépris ou recadrage enveloppant de Lola. Survient alors l'accident : Thérèse disparaît. Troisième étape et dernier retournement de perspective. Mais l'accord et l'unité du clan, un moment ébranlés, ne tardent pas à se reconstituer. En apparence, rien d'essentiel n'est modifié. Émilie se substitue à Thérèse, François avalise et les enfants n'y voient que du feu. En fait, la configuration nouvelle est très différente de l'ancienne. Le centre de gravité s'est déplacé : c'est autour d'Émilie, et non plus de l'homme, que se refait l'entente. À quelques minutes d'un final impavide et cruel qui laisse pantois par son effrayante logique (cette conclusion raccourcie et triomphante est amenée avec la même évidence sans réplique qu'une résolution d'équation), on comprend soudain que ces éléments nouveaux, périphériques, que l'on croyait intégrés par le héros, l'attiraient en réalité à eux. Le sens de l'aimantation s'inverse : François devenu adulte se fond en la jeune femme pâle et la Nature à son déclin. Le héros s'enfouit à son tour dans les êtres et les choses, incluant son opacité dans celle de la création.


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L’univers décrit ici par Varda est hors du péché, mais la théorie de la totalisation du bonheur était un piège. Une soustraction décisive a eu lieu, imposant un changement à toutes les valeurs, marginales ou non, du monde omniprésent du héros. Celui-ci ne souffre d’aucune insensibilité foncière (il est réellement accablé par le suicide de son épouse, totalement imprévu), ou quelque inconscience béate (nombre de ses propos révèlent au contraire une lucidité remarquable, un degré aigu de réflexion). Mais la fulgurante accélération finale du récit le fait s'engouffrer tout entier dans le mystère. L'appréhension et l'angoisse communiquées ont trait à l'engloutissement d'un être et de sa tribu "naturellement" sauvegardée dans un univers inconnu, qui redouble celui où l'on s'imaginait évoluer, mais où certains signes épars avaient déjà subrepticement introduit la différence. À partir de là, reconstituer ce qui se tramait depuis le début reviendrait à parcourir une seconde fois le trajet du spectateur, mais par l’optique du chromatisme et de ses avatars : permutations, escamotages, confusions, conflits et prédominances. On serait ainsi amené à retracer le parcours suivi d'un bout à l'autre du film par la couleur mauve. Les indices sont multiples, lui associent la blancheur blafarde (le visage d'Émilie, les linges, les draps agités comme des suaires) et cette teinte délicate, reflet d'un deuil ou d'un pressentiment néfaste. C'est un gros plan flou de fleurs qui succède à la dernière représentation vivante du visage de Thérèse ; c'est un ample vêtement qui accueille et phagocyte François après la mort de sa femme.


S'il est permis de parler d'aliénation à propos du protagoniste, ce n'est évidemment pas dans le sens d'un engluement matérialiste. François est un sage qui connaît l'exacte valeur des biens et leur utilité immédiate ; l'accroissement de confort et de propriétés le laisse indifférent. Avec une vraie pureté d'âme, il débroussaille des sentiments que des siècles d'hypocrisie et de mauvaise littérature ont compliqués à l'envi. Il serait plus juste, en revanche, de parler d'aliénation par la couleur et par son contraire simultané, l'ombre. Sans doute François et Émilie sont-ils les seuls à participer à la fois aux deux processus. En ce sens, celle-ci se révèle infiniment mieux appariée à François que Thérèse, et le jeune homme soudain vieilli se place enfin dans un environnement exact, plus homogène, plus cohérent. C'est sans doute ce brusque éclair qui nous le rend bizarrement étranger, tandis qu'il s'éloigne de dos dans la forêt. On pense souvent à Hitchcock dans la dernière partie du Bonheur, et particulièrement dans les plans "synthétiques" (la tombe, le repas funèbre, la photo résumant les vacances d'été, la première visite, au retour, chez Émilie) où les signes dénoncent un autre plan de référence, sur lequel ils vont s'établir aussitôt, déroutant la lecture. Cette œuvre énigmatique ne développe pas une idée du bonheur, mais assène une remarquable suite de variations sur une conviction d'auteur : le bonheur, c'est de s'imposer à travers tout et d'affirmer, de créer sans cesse, en dépit des revers et des embûches. Car un jour ou l'autre, le monde connu s'incurve, se referme, et un outre-monde s'entrebâille. Parce que la réalisatrice se refuse à juger ses personnages, son film est comme une spéculation psychologique, une analyse dépourvue de moralisme. Si l'on était tenté, au terme de la première demi-heure, d’apporter un point d'interrogation au titre, puis d'exclamation à l’issue de la seconde, c'est de trois signes de suspension quelque peu chancelants qu'on a envie de ponctuer les images finales. Le sens du Bonheur ne peut venir que de cette future et périlleuse élucidation formelle.


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Thaddeus
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le 9 nov. 2014

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