Une petite merveille dont personne ne parle jamais, voilà comment je définirai en une phrase Le Bounty, sorti en 1984 et réalisé par Roger Donaldson. Comment diable ce film peut ne pas être plus connu étant donné son équipe, son sujet et, allons-y franchement, sa qualité, je ne me l'expliquerai jamais.
Est-ce parce qu'il s'agit d'une énième version d'une histoire (réelle) archi-connue ? Mais la dernière en date était sortie plus de vingt ans auparavant et s'était fait davantage connaitre pour ses conditions de tournage absolument dantesque et parce que le sulfureux Marlon Brando y avait rencontré sa femme ! Attention, je n'ai jamais vu le film de 1962, il est peut-être très bien, mais j'essaie d'être objectif. Quant à la version de 1935 avec Charles Laughton et Clark Gable, c'est certes un classique (je me rappelle l'avoir regardée petit et avoir été terrifié par le capitaine Bligh…) mais pas au point de marquer autant les esprits, non ?
Cela dit, Gable et Laughton étaient déjà des stars au firmament de leur succès à ce moment, là où Mel Gibson et Anthony Hopkins étaient en période de transition : le premier avait déjà fait Mad Max mais pas encore Lethal Weapon, le second Elephant Man mais pas encore The Silence of the Lamb… sans doutes cela a-t-il nuit au succès du Bounty. Si ce film était sorti une petite dizaine d'années plus tard, il aurait été un triomphe, c'est moi qui vous le dit.
Quant au réalisateur Roger Donaldson, il n'en était qu'à son quatrième long-métrage – et contrairement à eux, il ne fera plus rien de potable par la suite, avec tout le respect que je dois aux fans du Pic de Dante…
Pourtant, tous trois sont au somment de leur art dans Le Bounty. Dans le cas d'Hopkins et Gibson, on se dit même qu'ils auraient pu se contenter du minimum syndical et le film serait quand même excellent, tant le casting secondaire est rien moins qu'incroyable : deux autres légendes du septième art s'y côtoient, Daniel Day-Lewis dont c'est le deuxième film et Sir Laurence Olivier dont c'est l'avant-dernier. Liam Neeson, Edward Fox, Bernard Hill ou encore Phil Davis complètent le tableau. Cela dit, on a déjà vu de superbes ensembles se commettre dans d'innommables bouses ! Rassurez-vous, ce n'est ici pas le cas.
L'histoire est donc archi-connue : en cette fin de XVIIIème siècle, la frégate britannique HMS Bounty est envoyée en mission scientifique dans les îles de l'Océan Pacifique. Rien ne se passe comme prévu et l'équipage, mené par le second Fletcher Christian, se mutine contre son capitaine William Bligh. Ce dernier et ses officiers sont abandonnés dans un canot tandis que Christian et les mutins sabordent le Bounty et se réfugient sur l'île de Pitcairn, où ils couleront des jours heureux avec leurs compagnes tahitiennes.
Ce qui différencie cette dernière adaptation de toutes les autres, c'est l'absence totale de tout manichéisme. En 1935, Laughton campait un capitaine Bligh cruel et tyrannique, traitant son équipage comme du bétail et punissant pour un oui ou pour un non, tandis que le Fletcher Christian de Gable était son extrême opposé, défenseur romantique de la veuve et de l'orphelin.
Donaldson jette tout ce genre de clichés par dessus-bord : le Bligh d'Anthony Hopkins est un officier plus jeune et moins sûr de lui, dont c'est le premier commandement en mer. La mission parait certes simple, mais il se retrouve à la tête d'un équipage non-militaire, et à ce titre plus indiscipliné, ce qui est conforme à la réalité historique. Malheureusement, la maistrance, à l'exception du bosco Cole (Hill), est elle-aussi civile et totalement inexpérimentée, les deux navigateurs (Day-Lewis et Davis) étant plus occupés à intriguer qu'à mener à bien leur mission. Quant à Christian, ami de longue date de Bligh (autre point historique occulté dans les versions précédentes), il fait de son mieux pour atténuer les tensions, mais son amitié avec Bligh s'en fait ressentir.
Pas étonnant, dans ces conditions, que Bligh se sente obligé de faire preuve d'autorité. Et c'est là qu'Hopkins intervient pour sublimer le script et signer ce que je pense être une des meilleures performances de sa carrière. La justesse et la sensibilité de son jeu créent une vraie connexion avec le spectateur, une empathie telle que nous comprenons les choix de Bligh plutôt que de le rejeter comme un simple tyran, alors que cette opération déjà mal foutue devient de pire en pire (tempête, pot-au-noir…).
C'est surtout lorsque le Bounty atteint Tahiti qu'Hopkins arrive à nous faire sympathiser avec un Bligh d'autant plus esseulé qu'il a une femme qui l'attend en Angleterre, contrairement à Christian et à une grande partie de l'équipage qui s'amourachent des jolies filles locales. En flirtant un peu avec la ligne de l'homosexualité latente, Hopkins nous fait vraiment ressentir la "solitude du commandeur" et le sentiment de trahison et d'abandon de Bligh vis-à-vis de son ami.
Ce n'est pas pour autant que le film inverse les rôles et tombe dans le piège de faire du bellâtre Christian un antagoniste. Plein de bonnes intentions, le jeune homme dispose d'un luxe que Bligh n'a pas, ce qui le rend romantique mais aussi égoïste. Son amour pour Mauatua, fille du roi tahitien Tynah, joue un grand rôle dans sa participation à la mutinerie, même s'il convient de noter qu'il reste indécis jusqu'à la fin et se retrouve presque catapulté à la tête de celle-ci, faute de mieux, par des marins qui ne lui font guère plus confiance qu'à Bligh. Face à ce rôle cornélien, Mel Gibson se débrouille très bien, même s'il peine à rivaliser avec son partenaire à l'écran. Résultat, on a droit à du surjeu typiquement Gibsonien, notamment au moment de la mutinerie elle-même ("I'm in hell !!!"). Ce décalage entre le jeu des deux acteurs est le seul mini-défaut du film à mes yeux.
Vingt ans plus tard, l'homogénéité entre Russell Crowe et Paul Bettany permettra à un compatriote australien de Donaldson, Peter Weir, de reprendre ce thème de l'autorité et du microcosme social avec plus de finesse dans le très similaire Master and Commander.
Le Bounty n'est cependant par seulement une pièce de théâtre sur mer, c'est également une véritable expérience sensorielle, grâce à la photographie somptueuse d'Arthur Ibbetson et à la musique atmosphérique de l'incomparable Vangelis, qui mises ensemble contribuent à instiller une dimension hallucinogène au périple de la frégate, ce qui n'est pas sans rappeler Apocalypse Now de Coppola. Ce sont elles également qui, en plus d'Hopkins, donnent toute sa force à la séquence du calvaire des officiers abandonnés dans le canot, ce qui transforme le dernier quart d'heure en "survival film" très réussi, alors que le destin des mutins restés à bord perd un peu de son intérêt. La scène face aux autochtones de la petite île où les naufragés cherchent à obtenir de la nourriture est particulièrement intense.
En parlant d'autochtones, un autre grand mérite de ce film est d'avoir été chercher des acteurs mélanésiens pour en faire autre chose que de jolis visages souriants sur un décor de carte postale. Tevaite Vernette et Wi Kuki Kaa sont très bons dans leur rôle et leur relation père-fille fait office de miroir à celle entre Bligh et Christian, ce qui est bien vu.
Voilà, si vous ne l'avez pas vu j'espère vous avoir donné envie de regarder la dernière version en date de la mutinerie du Bounty au cinéma. Performance majeure d'Anthony Hopkins, sex-appeal des jeunes Mel Gibson et Liam Neeson, révélation de Daniel Day-Lewis, révérence de Laurence Olivier, aventures en mer, paysages somptueux, scénario intelligent, thèmes passionnants, ambiance électrique et meilleure bande-son de Vangelis depuis Blade Runner, il y en a pour tous les goûts !