Nous avons avec Le Calice – plus connu sous le titre « international » de A Broad Bellflower – un exemple paradigmatique de ce que le cinéma réaliste-socialiste nord-coréen a pu produire de plus abouti. Ode au progrès, paysages enchanteurs magnifiant une nature rayonnante pourtant synonyme d’adversité, personnages typés et portant haut les vertus communistes, chansons entrainantes, dilemmes moraux dramatiques, héros aux voix frémissantes semblant perpétuellement au bord des larmes du fait de leurs déchirements intérieurs. Très très loin du cosmopolitisme trop souvent associé (par méconnaissance de la question) au communisme du fait de son internationalisme, nous avons là un film faisant l’éloge de l’enracinement et fustigeant le vagabondage des « oiseaux migrateurs », oublieux de leur terreau d’origine et croyant à tort que l’herbe est toujours plus verte chez le voisin.
Dans une commune populaire des montagnes, un groupe de jeunes gens engagent toutes leurs forces dans le développement et la modernisation de leur village. La déléguée, Songnim (dont le prénom en coréen signifie « campanule »), véritable modèle de dévouement prolétarien quelque part entre la muse géorgique et la paysanne stakhanoviste, vit le grand amour avec Wonbong, avec qui elle va cueillir des glands au petit matin et qui joue dans la communauté le rôle d’architecte. Mais leur idylle est troublée par l’amertume grandissante du jeune homme, qui se voit promis à un avenir plus brillant, qui se sent étouffer dans la campagne et qui rêve de rejoindre la grande ville où il pense trouver succès, argent et reconnaissance. A son amie qui lui rappelle l’importance de rester fidèle à son village natal, il répond que « le village natal, c’est là où on se sent bien » – une réplique qu’on entendrait tout à fait aujourd’hui dans la bouche d’un de nos sans-frontiéristes, « citoyens-du-monde » ou autres militants no border ! Il s’abîme, en fumant comme un petit corrompu, dans la contemplation des magazines, s’isolant dans un coin tandis que ses camarades chantent et dansent autour du feu, et enrage de ne pas pouvoir vivre dans ces cités où tout le monde a l’électricité et sort le soir avec de beaux costumes. Les jeunes de la commune se rendent de temps en temps dans une ville voisine pour voir un film au cinéma. En revenant de nuit à bord d’un joyeux traineau tiré par des chevaux sur les chemins enneigés, ils chantent en chœur et s’exclament : « On n’a pas l’électricité mais on a le clair de lune ! On n’a pas le cinéma mais on a de belles chansons ! » Mais pour Wonbong, l’appel des lumières de la ville est trop fort et il décide de rompre avec Songnim après que celle-ci a catégoriquement refusé de l’accompagner dans son exil. « Même si je dois me contenter chaque jour de soupe et de maïs, je veux rester dans mon village natal » lui rétorque-t-elle, inflexible. Furieuse de cette défection, Songhwa, la petite sœur de la déléguée, fait signer au déserteur une déclaration l’engageant à ne plus jamais remettre les pieds dans le village et à renoncer même à y faire enterrer sa dépouille.
Pourtant, de nombreuses années après – et c’est d’ailleurs ainsi que commence le film avant de se plonger dans un long flashback – Wonbong, à présent sexagénaire, revient avec son fils Seryong, qu’il laisse aux portes du village, qui lui est toujours interdit, le chargeant d’obtenir pour lui le pardon des villageois. Le jeune homme découvre un village riant où les anciens toits de chaume ont été remplacés par des toits de tuile, un village coloré sur les chemins duquel circulent des tracteurs modernes décorés pour les jours de fête, un village fleuri émaillé d’étangs remplis de poissons et de rizières fertiles gagnée sur les forêts de saule défrichées, un village prospère, paradisiaque même, désormais électrifié grâce aux efforts des montagnards. Un village où les jeunes, bien vêtus, se déplacent sur des bicyclettes dernier cri et se régalent de marrons, toujours autour du feu et en chantant et jouant de la guitare, comme leurs parents. Seryong se lie alors d’amitié (et peut-être davantage) avec une jeune fille, Dallé, qui n’est autre que la fille de Songhwa, laquelle est à présent déléguée de la commune populaire depuis la mort de sa sœur Songnim, emportée par un éboulement alors qu’elle tentait de sauver un mouton coincé dans sa bergerie lors d’un terrible orage. « Son sang et son âme reposent dans chaque fil électrique et dans chaque tuile » expliquent les villageois qui l’honorent comme une pionnière sacrifiée. Le fils du paria tente d’obtenir le pardon pour son père mais Songhwa, qui incarne à présent l’autorité, est évidemment la moins disposée à le lui accorder, pleine encore du souvenir de sa sœur, martyre de la commune et devenue officiellement la première héroïne du village, jadis abandonnée par ce mouton noir de Wonbong. Une des toutes dernières scènes nous la montre pourtant, dans son bureau de déléguée, méditant les paroles de sa défunte sœur qui appelait à une certaine miséricorde à l’égard des égarés, tandis qu’un long traveling nous emmène dans les ramures de la forêt avant de s’arrêter sur une campanule, symbole de la belle héroïne, poussant au sommet d’un arbre. Et le tout dernier plan nous montre le vieux Wonbong, resté à l’écart du village en attendant son fils, mais agenouillé sur une colline, comme en état de dévotion, et empoignant la terre à pleines mains, la laissant ruisseler entre ses doigts – la terre natale.
Le message du film (car il s’agit clairement d’un film à message) est éloquent : c’est à la fois une ode au labeur et à l’effort commun – « Seule la lutte est la source du bonheur ! » clame Songnim – et une célébration du foyer, des racines, du caractère sacré du lopin de terre où l’on naît et que l’on rend meilleur par son travail. Un spectateur occidental y trouvera du Rousseau (pour la vision idéale d’un peuple campagnard proche de l’état d’innocence), du Barrès (pour la fidélité due à la terre et aux morts) et bien sûr une bonne dose de communisme, tant pour la confiance affirmée dans le progrès technique que pour la représentation idyllique d’une communauté égalitaire et joyeuse où des jeunes gens souriants et plein d’entrain vivent et travaillent sur un mode collectiviste. Un long métrage qui a sans doute été conçu pour remettre sur le droit chemin ces fameux « oiseaux migrateurs » tentés par l’exode rural et comparés dans le film à ces affreux coucous qui quittent leur nid pour faire éclore leurs œufs dans des nids étrangers où ils n’ont rien à faire. Le cri du coucou, c’est d’ailleurs celui que produit le jeune Wongbong lorsque, caché dans les fourrés près de la maison de Songnim, il veut appeler sa dulcinée sans attirer l’attention de sa sœur… Rien n’est donc laissé au hasard. Nous sommes bel et bien dans le genre, toujours équivoque, du cinéma de propagande. Mais nous aurions tort de gâcher notre plaisir pour autant car, ayons la franchise de le dire, Le Calice est un très beau film.