[Critique à lire après avoir vu le film]
Préambule. Très rare que je me rende dans un Pathé ou dans un UGC. La place y est 50% plus cher que dans une salle art et essai, et l'on doit subir un tunnel de pubs et de bande-annonces, quand ce n'est pas des odeurs de pop-corn. Mais, à Lyon pourtant, ce film chaudement recommandé par Le masque et la plume ne passait que là... Et j'avoue un fort tropisme pour le cinéma de l'Est, notamment le russe : Eisenstein, Tarkovsky, Kalatozov, Klimov (pour son seul Requiem pour un massacre) chez les anciens, Zviaguintsev, Balagov et Konchalovsky chez les actuels, figurent tout en haut de mon panthéon personnel...
Bon, ce ne fut pas si dur un mardi à 16h30 (que des vieux dans la salle, qui ne consomment pas de pop-corn), et puis l'expérience a une vertu : contempler, lors des bandes-annonces, le visage d'un cinéma que j'ignore superbement, ici les prochains Fast and furious et La guerre des galaxies, plus proches du jeu vidéo que de ce que j'entends par cinéma pour ma part. Quel intérêt peut-on trouver à une succession de cascades, explosions, luttes réalisées sur un ordinateur ? La réponse m'échappe. Autre énigme : pourquoi ce film visible seulement dans un UGC ? Car nous sommes bien dans le cinéma d'auteur, pas dans le cinéma commercial. En attestent les nombreux prix raflés dans des festivals, entièrement mérités. Le film a cette force : il peut être vu comme un banal divertissement, à ranger dans la catégorie "films de traque" (Le fugitif, Frantic, Les 3 jours du Condor, etc.), mais pour qui sait regarder (ma définition du cinéphile), il a bien plus que cela à offrir. Une longue critique descriptive s'impose.
Le début est saisissant : une partie de volley dans une grande salle lambrissée, baignée de soleil. Tout le long du film, cette clarté va s'opposer aux lieux que visitera le capitaine : seul le régime y a droit, les gens ordinaires vivant dans de sombres trous à rat. Le ballon vient se loger dans le grand lustre au-dessus, on le récupère. Puis s'engage une lutte amicale entre Volkonogov et son ami Verretennikov, qui joue à être un chien. Ce début nous donne à voir une jeunesse essentiellement préoccupée de culture physique. On retrouvera Volkonogov se musclant dans sa chambre et, un peu plus tard, une impressionnante série de tours sur un cheval d'arçon, objet d'un pari. Les femmes ont un instinct pour sentir la bête en l'homme, c'est pourquoi l'un des amis de Volkonogov a échoué à conquérir l’une d’entre elles, tétanisée par la peur.
Mais l'homme qui refuse d'ouvrir alors qu'on tambourine à sa porte est moins fringant que les rigolards athlètes au crâne rasé de la scène d'ouverture. Il semble prostré, perdu dans ses pensées. Au sol de son bureau, baigné de lumière et toujours lambrissé, une intrigante paille, qui renvoie au combat des deux amis du début : elle suggère que dans ce noble décor évoluent de véritables bêtes. Alors qu'à la porte on insiste, notre homme se lève et marche d'un pas décidé vers la fenêtre pour se jeter dans le vide, juste au moment où Volkonogov arrivait au siège du NKVD. D'en haut on lui fait signe de se taire, première alerte pour notre héros. Un peu plus tard, alors qu'il est dans son bureau, ses camarades sont appelés un à un pour une "réévaluation". C'est alors que le capitaine décide de se faire la belle, non sans avoir dissimulé un dossier contenant certaines de ses victimes.
Il va retrouver sa petite amie, Rajechka, pendant qu'au NKVD le glaçant commandant Golovnia torture Verretennikov. D'une étrange façon : il lui fait entonner un chant patriotique un masque à gaz sur la tête, masque dont il bouche l'arrivée d'air. Le fidèle ami de Volkonogov ne tarde pas à avouer, mais une fausse adresse. Il a bien fait car, bonne ou fausse adresse, il sera exécuté de la même façon.
Rajechka propose à Volkonogov de le planquer chez une amie mais, alors que les deux laissent libre cours à leur désir, le capitaine a un doute : et si son amoureuse l'avait dénoncé ? Coït interrompu, le capitaine ne se fera pas la belle, la laissant en pleurs. On voit jusqu'où va un système où l'on ne peut se fier à personne. Dans une scène splendide, sur une balancelle au sein d'une vaste verrière, Golovnia expliquera au jeune Volkonogov pourquoi on élimine tous ces gens : ils sont innocents certes, mais ils sont jugés "peu fiables". La moindre raison suffit à vous condamner : vous avez fait une plaisanterie déplacée, vous ne montrez pas avec assez d'ardeur que vous aimez votre patrie, ou tout simplement vous êtes d'origine allemande ou polonaise. Le plus terrible dans le régime stalinien c'est sans doute cet arbitraire absolu, ce droit donné à chacun des agents détenant une once de pouvoir de vous condamner. Ainsi, lorsque Golovnia voudra poursuivre Volkonogov et que la voiture calera, le chef s'acharnera sur le jeune chauffeur à terre, le bourrant de coups de pieds. Il est si facile de basculer du mauvais côté...
750 000 personnes seront ainsi exécutées lors de cette seule année 1938. Staline entend lancer une ère nouvelle, symbolisée par ce zeppelin que chacun regarde fasciné, à la télévision ou dans le ciel. Cet oblong objet volant concourt aussi à faire peser sur chaque Russe la sensation d'être surveillé.
Faut-il dire, d'ailleurs, "zeppelin", "dirigeable" ou "aérostat" ? Voilà de quoi discutent quelques SDF qu'a rejoints Volkonogov devant un feu. Le choix des mots est important puisqu'un terme malheureux suffit à vous faire condamner pour traîtrise. Mieux vaut donc proscrire "zeppelin", le mot allemand. La discussion est interrompue par une rafle des hommes du NKVD, qu'on reconnaît à leur pantalon rouge et à leur blouson noir. Il s'agit d'aller ensevelir la dernière fournée d'exécutés, entassés d'abord à l'arrière d'un car. Volkonogov se retourne, le véhicule semble soudain très vaste, comme s'il contenait toutes les victimes qu’il a accumulées dans sa vie... Cette fournée comporte Verretennikov ! Voilà donc le capitaine contraint de le jeter dans la fausse commune puis de le serrer contre son coeur, pour bien disposer les cadavres afin de ne pas gâcher de place... Alors qu'il se recueille, séquence onirique : Verretennikov sort de terre, plante une lame dans le ventre de son copain pour lui montrer ce qu'il ressent en permanence là où il est. Une seule façon d'échapper à l'enfer : obtenir le pardon d'au moins l'une de ses victimes.
C'est ici que le film adopte un point de vue original : si Volkonogov va en effet se mettre en quête des proches de ses victimes, ce n'est pas par remords mais simplement pour s'en tirer. Dans sa fuite, le capitaine ne cherche pas tant à échapper à une mort certaine s'il est repris par le NKVD, qu'à sa malédiction. Si le film de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov a d'indéniables accents dostoïevskien (Volkonogov ne se nomme pas Fedor par hasard), on est loin de Crime et châtiment. Le héros a été bien trop abîmé par sa "formation" au NKVD pour être, comme Raskolnikov, peu à peu dévoré par la culpabilité. Et c'est peut-être là toute la différence entre l'époque de Dostoïevski et celle de Staline....
Ayant récupéré au péril de sa vie son dossier caché au NKVD, Volkonogov va rencontrer cinq des proches des exécutés, tentant de leur extirper un pardon. Là aussi, Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov se montrent très forts, parvenant à conjuguer répétition entêtante et variété des situations.
Répétition : d'une façon presque comique, Volkonogov lance à chacun les mêmes phrases, à savoir "votre proche a été exécuté [le plus souvent les proches n'étaient pas informés], il lui a été appliqué des méthodes spécifiques". Puis invariablement : "pouvez-vous me pardonner, s'il-vous-plaît ?" comme on demande un service. Le Volkonogov en cavale est à peine plus empathique que celui qui torturait, il est simplement en situation de faiblesse !
Variété des situations ensuite. Cinq cas différents.
Volkonogov rend d'abord visite à une jeune femme, ex-médecin rétrogradée dans une morgue poisseuse. Il s'agit de son père. Apprenant la vérité, elle répond à Volkonogov : "va te faire enculer". Au moins, c'est clair.
Visite n° 2, à une bourgeoise dans son appartement. La scène est captée du couloir, en surcadrage, à contrejour. Il s'agit de son mari. Apprenant la vérité, elle insiste pour servir un thé à Volkonogov, revient par le couloir entièrement nue et tient des propos poétiques mais incohérents. La folie l'a gagnée, rien à en tirer.
Visite n°3, dans une bibliothèque ou un centre d'archives. Volkonogov va trouver un vieil homme dans son bureau. C'est son fils qui lui a été enlevé. Le père, croyant voir dans la démarche du capitaine un piège, répond à sa révélation par un coup sur le crâne. La conviction est trop ancrée en lui que le régime ne peut pas mentir, il lui garde donc sa confiance et prend notre héros pour un traître, qu’il faut dénoncer. Sa promesse de pardon ne vaut rien. Volkonogov parviendra à s'en tirer, au nez et à la barbe une nouvelle fois de la meute à ses trousses.
Visite n°4, à l'usine, à l'un de ses anciens amis dont il a fait exécuter la femme, tout simplement. Apprenant la vérité, celui-ci lui colle un pain, avant de lui demander d'aller chercher une autre bouteille d'alcool. Scène typiquement russe ! Puisque c'est la condition du pardon, Volkonogov s'exécute, quitte à mettre pour cela un pistolet sur la tempe d'une naine. Pour obtenir son pardon, le fugitif est prêt à tuer une nouvelle fois ! Comme on le pressent, à son retour il retrouve son ex camarade pendu.
Enfin, visite n°5, à une femme dont le mari a été exécuté. Une configuration déjà vue (n°2) sauf que cette fois c'est une enfant qui dialogue avec lui. Les mots sont terribles : "si mon père a avoué alors qu'il s'était tu avec les Franquistes, c'est que vous l'avez mieux torturé ?". Ce que pressent Volkonogov en contemplant un coucher de soleil, l'enfant le lui confirme : "personne ne te pardonnera". La vérité sort de la bouche des enfants, c'est bien connu. Le dossier est inutile, il peut être jeté au feu.
D'autant plus que le NKVD a raflé tous les gens de la liste. Le vilain Golovnia à l'imper fripé (le sinistre marqueur des chefs) semble avoir gagné la partie. Non sans s'être fait tancer par son chef qui ne lui donne plus que 24h, après avoir fait vider le bus pour le lui dire - le détail fait son petit effet. De plus, le commandant est rongé de l'intérieur par la tuberculose. Autant en finir, en chantant "Oh mon beau champs..." dans le masque, comme il l'imposait à ses victimes. Mais, in extrémis, le courage lui manque.
Volkonogov, de son côté, est tout aussi désespéré. Il tente une dernière chose, lancer un appel à tout un immeuble pour savoir si quelqu'un a perdu un proche au titre du fameux article 58, celui qui permet d'agir en toute impunité. On se doute que l'appel suscite la prudence : les fenêtres s'éteignent à tour de rôle (un effet toujours cinégénique). Toutes, sauf une. Au petit matin, l'homme qui s'y tenait lui révèle la présence d'une femme au grenier qui se cache, véritable paria que personne ne vient nourrir, pas même lui, qui reconnaît sa lâcheté. Volkonogov y monte, trouve la vieille femme agonisante, entreprend de la laver avec douceur. La mourante lui pose la main sur la tête, un zoom nous montre le visage de Volkonogov surmonté de cette main crochue. Comme la main de Dieu qui s'est enfin posée sur lui. Un sourire, le premier du film, éclaire son visage, avant que le fantôme de Verretennikov vienne lui confirmer qu'il a échappé à l'enfer, mais qu'il a eu "beaucoup de chance". Il aura suffi pour Fedor d'un seul geste d'amour.
Mais a-t-il pour autant gagné son paradis ? Y croit-il, lui demande Golovnia au moment de l'achever ? La réponse est superbe, en substance : "peu importe que j'y croie ou non, ce qu'il y a... c'est que je sais que je n'y ai pas droit". Du Dostoïevski pour le coup ! Ce parcours n'aura pas permis à Volkonogov de se racheter, mais le jeune homme aura pris conscience de ce qu'il a fait juste avant de mourir, contrairement à Golovnia, toujours convaincu qu'il a bien agi puisqu'au service de l'Etat. De quoi tomber avec le sourire. Belle fin, hélas en partie gâchée par un plan très artificiel du capitaine tombant dans le vide, comme en produit tant le cinéma hollywoodien. Quelle faute de goût, qui tranche avec le reste du film ! D'autant qu'une ellipse eût eu bien plus de force...
Cette double traque, celle du NKVD aux trousses de Volkonogov et celle de Volkonogov à la poursuite d'un improbable pardon, est émaillée de flash backs montrant le passé du capitaine. Le plus souvent comme des flashes précisément, parfois en de plus longues scènes, parmi lesquelles deux se détachent.
La première est heureuse, il s'agit d'une danse patriotique. On retrouve le Champ, mon beau champ... de la scène de torture dans les locaux toujours lambrissés et rayonnants. Chants plein d'ardeur, danse athlétique, une image de bonheur qui contraste avec l'envers du décor, souvent assez pénible à voir pour le spectateur...
Comme cette deuxième séquence, terrible. Il s'agit d'un "cours" dispensé par un bourreau, géant insensible comme en montrent les James Bond, sur fond de tracteur pour couvrir le bruit des balles. L'homme a la réputation de n'en gâcher aucune, exécutant toujours du premier coup. Plus que l'indifférence du personnage, ce qui est glaçant est la passivité des victimes, attendant calmement d'être abattues. Verretennikov est contraint de s'y coller, avec succès, mais il est "trop sensible", l'assure le bourreau. Volkonogov sera convié à son tour, ce que le film ne montrera pas, ellipse bienvenue après l'éprouvant passage de son ami.
Plastiquement, le film est aussi une réussite. Quelques images marquent durablement : cette fresque sous un immeuble, cette usine aux hommes en rouge dont les rouages évoquent Eisenstein, ce visage peint dont le bas se reflète dans l'eau et le haut s’étale sur un mur, cette sculpture d'ange sur le toit d'un édifice religieux, autant de lieux que le duo de réalisateurs a dégotés dans l'ex-Stalingrad redevenue St-Petersbourg.
Intrigue haletante, sous-texte métaphysique, puissance visuelle : ce très rugueux Capitaine Volkonogov se révèle une divine surprise. Que j'avais tort d'imaginer impensable dans un UGC. Dont acte.