20 ans après la fin de la première guerre mondiale, Renoir avait signé La grande illusion. 20 ans après la seconde, il en réalise une réplique. Ou ce qui ressemble à une réplique.

Car le ton n'est pas le même : Renoir n'a pas cherché, en effet, à remettre en jeu son chef d'oeuvre. Son Caporal épinglé apparaît volontairement plus anecdotique, moins ambitieux. A l'image de son titre, potache, et de l'affiche qu'on croirait presque celle des Bidasses en folie, tous deux guère engagants. Bien que guerre engageant.

Un ton plus léger donc : les évasions successives de ses héros ont un goût de farce, ne serait-ce que par leur répétition. On est plus dans le jeu du chat et de la souris (et là je pense à Maus) que dans le projet héroïque. Etre pris ou repris ou re-repris ne prête pas plus que cela à conséquence : un p'tit tour au quartier disciplinaire et c'est reparti ! Par moments, on est presque dans le burlesque : la scène où les trois amis, séparés par les Allemands à leur arrivée au camp, passent d'un groupe à l'autre pour rester ensemble pourrait figurer dans un film des Marx Brothers. Idem pour celle où le Caporal et Pater enferment un soldat allemand dans les WC et s'enfuient en bondissant. Pour une autre scène de WC, dans le train, où se réfugie un fuyard déguisé en femme qui glisse de faux papiers sous la porte. Ou encore pour la scène du train à la fin du film où, dans la panique, tout le monde s'entasse dans le compartiment, permettant aux deux copains de s'échapper. Cette incursion dans l'univers du burlesque, si éloignée du sien, est une belle audace de la part du mythique Renoir. Une belle façon de tirer se révérence, en se renouvelant jusqu'à son dernier souffle, puisque ce film est l'avant-dernier du réalisateur.

Des images d'archive, qui expliquent le choix du noir et blanc (pourtant très peu tendance au début des années 60), viennent nous rappeler l'ampleur des destructions. Renoir entend opposer la petite à la grande Histoire : ainsi voit-on, par exemple, les troupes allemandes défiler sur les Champs Elysées, raides comme de piquets, puis les prisonniers fatigués, désabusés, avancer en masse. Si la grande Histoire est tragique, la petite, celle qui se situe au niveau individuel, ne l'est pas forcément : la vie n'est pas si dure dans les camps, et chacun va même creuser son trou, sympathisant avec les geôliers. Ainsi de Ballochet, qui se retire en son "donjon" pour vivre une vie de roi, meilleure même que celle qu'il aurait à l'extérieur. On feinte avec l'ennemi, sur un mode ludique.

On pactise aussi, parfois : l'un des adjudants "collabore", convaincu que ces gens ne sont pas si mauvais. Il faut dire qu'il aime l'ordre et que sur ce terrain les Allemands font figure de modèles. Si l'adjudant et l'officier allemands sympathisent, ce n'est pas par esprit de classe comme dans La grande illusion, mais parce qu'ils se retrouvent sur la poigne de fer avec laquelle il faut tenir les troupes ! Toute grandeur a disparu : les prisonniers ne veulent plus s'évader pour défendre la nation. La vache et le prisonnier est passé par là ! S'ils veulent se faire la belle, c'est pour retrouver leurs vaches (Guillaume), pour reprendre un job de serveur risquant de tomber aux mains des femmes (Penche-gauche), ou pour rejoindre leurs proches (le Caporal). Quant à Pater, il n'a pour patrie que le Caporal (et l'on pourra trouver cette déclaration d'amour un peu too much, à la limite de la niaiserie) : il n'entend donc pas s'évader car il pressent que, une fois revenus à Paris, il perdra ce copain qui n'appartient pas à la même classe que lui. Les barrières de classe étaient déjà au menu de La grande illusion, elles trouvent ici une autre résonance.

Faut-il vraiment s'évader, d'ailleurs ? Ballochet, qui doute qu'une vie meilleure l'attende à l'extérieur, va finir par convaincre son copain Caporal. Une scène de cartes nous les montre hilares avec leur geôlier allemand. A la fin du film, dans une scène faisant clairement écho à La grande illusion, un paysan expliquera qu'il est bien mieux en Allemagne où un bout de terre et une femme (!) lui appartiennent, alors qu'en France il n'avait rien ! La liberté : une notion très relative décidément.

Mais il y a quand même l'honneur qui vient toquer à la porte.

D'abord à celle de Caporal, en la personne de la jolie dentiste. "J'aime les hommes qui résistent" lui lance en substance cette Allemande (et pan sur le patriotisme germanique) ! Voilà qui pique au vif notre Caporal amoureux. Il redresse la tête, bien décidé à fuir le confort de cette vie honteuse. C'est alors la scène de l'évasion nocturne dans la chambre du vieux gardien allemand assoupi, avec Guillaume, le cul-terreux que Caporal a retrouvé. Guillaume a absolument voulu prendre sa valise, l'imbécile ! Alors que l'affaire est presque dans le sac, un double mouvement, aux deux extrémités de l'écran, réveille le gardien : des oies qui entrent et la valise qui s'ouvre. On est encore dans le burlesque. Si la scène est délicieuse, elle l'aurait été encore plus sans la musique illustrative de Kosma. Une musique bien trop ronflante, envahissante, l'un des points faibles du film à mon sens.

C'est ensuite Ballochet qui, réalisant qu'il ne serait jamais un Guynemer (lui qui a fait exprès de perdre ses lunettes lors de la première évasion par couardise), connaît un sursaut. Il commence par braver l'officier allemand, ce qui lui vaut la punition de l'enclos, tourner en rond dans des postures épuisantes. Puis, s'étant soigneusement rasé, il décide de quitter le camp avec le meilleur plan, "celui qui consiste à ne pas en avoir". Théâtral, ayant frappé les trois coups, après avoir lancé à ses compagnons "votre lumière me gêne" (Ballochet fait cela pour lui-même, pas pour se donner en spectacle), il sort tel un seigneur. Un suicide, Caporal le sait bien. Tout est hors champ : on compte les secondes en imaginant comment il progresse. Il semble sauvé mais Caporal n'y croit pas. Des détonations retentissent, la mort de son copain se lit sur le visage du Caporal. Tout à coup, le film se fait grave : la petite histoire a enfin rejoint la Grande.

Caporal finira pourtant par réussir, avec l'aide de la jolie teutonne. Scène d'adieux émouvante, où celle-ci lui déclare en substance : "la femme que vous allez retrouver aura toute la vie pour vous regarder ; moi je n'ai que ce moment". Le bègue simplet, qui s'est attifé trop voyant, se fait arrêter : il glisse malgré tout un petit sourire à ses deux compagnons qui s'en sortent. L'amitié. Après une autre scène mémorable de train, qui s'achève dans le chaos d'un orage violent mêlé à des bombardements, Caporal et Pater voient enfin la frontière. Puis Paris.

A travers toutes ces tribulations, Renoir ne se prive pas d'opposer le côté sympathique, brouillon, démerdard, du Français à la froide rigueur teutonne. Classique. Mais ce Caporal épinglé est avant tout un film sur l'amitié : les personnages se quittent à la faveur d'évasions et se retrouvent toujours. Renoir a fait appel à toute une nouvelle génération de comédiens : à Fresnay, Gabin et Von Stroheim, succèdent Cassel, Rich, Brasseur, Carmet, Bedos, Mario David. Tous se mettent au service de ce remake modeste de La grande Illusion. Ils sont tout aussi émouvants. J’ai d’ailleurs voulu revoir "l’original", que j’avais très largement oublié. On pourrait s’amuser à pointer les correspondances entre les deux films, jusqu'à la vache annonciatrice de liberté ou le "Caporal" qui répond au "Maréchal" qu’incarne Gabin. Ce Caporal-là parvient à se hisser à la hauteur du grand classique. Une gageure.

Peut-être est-ce par dessus tout sa modestie qui est touchante. Surtout venant d'un cinéaste aussi reconnu. Comme John Ford, Jean Renoir a ce don de fabriquer un cinéma de l'humanité. De part et d'autre de l'Atlantique, ces deux géants se répondent.

Jduvi
8
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le 2 déc. 2022

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Jduvi

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