Le Chant du Missouri: un trésor en technicolor...

Il est difficile à-priori d'accorder la note maximum et un coup de cœur pour ce film qui a toutes les apparences de la comédie gentillette et mièvre entre gens de la "haute" et ce dans le contexte d'une famille gaie, unie, heureuse et traditionnelle du début du XXème siècle. De plus on a beau chercher mais d'intrigue il n'est pas vraiment question: ce serait plutôt un assemblage de petites histoires quelque-peu entrecroisées sur des sujets simples qui apportent doutes, chagrins, joies et bonheur simples... Mais déjà la première nuance se fait: "simple" ne veut pas dire "banal" et pousse au-contraire à chercher un peu plus loin que les apparences, en se remettant par exemple dans le contexte de l'époque. L'exposition universelle arrive à Saint-Louis: certes ce n'est pas grand-chose mais c'est déjà ça: la situation n'est pas complètement ordinaire et le fait que la famille principale ait un téléphone est quelque-chose de neuf qui change discrètement le quotidien...


Et c'est là que nous arrivons au premier "coup" de ce film: si l'histoire est à-priori simple (j'ai bien dit "à-priori"...), son traitement ne l'est pas du tout. D'abord il s'agit d'une comédie musicale et c'est l'une des premières fois _ sinon LA première fois _ que ce genre est utilisé dans un contexte dramatique qui n'a, de près ou de loin, absolument RIEN à voir avec Broadway: aucun personnage n'est acteur, chanteur, producteur, metteur en scène ou autre, et le chant, ainsi, se "fond" dans l'action, l'illustre sans la commander ni même en être le prétexte. Et il faut voir, entendre, ces chants pour en saisir l'émerveillement: que ce soit le récurent "Meet me in Saint-Louis", le frénétique et pétillant "Trolley song", le très mélancolique "Have yourself a merry little Christmas" ou les autres, ils "coulent" avec magie pour faire partie d'une harmonie complète. Car si le film n'a pas UNE intrigue bien définie, il est pourtant, deuxième "coup", d'une fluidité incomparable, avec des personnages sublimement cohérents et surtout des rapports merveilleusement complexes...


J'en arrive alors au troisième "coup" que je n'avais pas envie de garder pour la fin: derrière son apparence simple et presque mièvre, ce film est en fait l'un des plus intelligents et des plus fins que j'aie jamais vus. D'ailleurs il suffit de voir dans quel état nous sommes à la fin: qui n'a pas eu les sourcils froncés, en train de se demander ce qu'il/elle a vraiment vu? si Minnelli ne s'est pas copieusement joué de notre sourire niais pour délivrer un message hautement subversif? Connaissant un peu le réalisateur, c'est plus que probable... Car Le Chant du Missouri nous présente une famille patriarcale où le père est le chef de famille qui travaille et qui prend les décisions importantes, mais très vite l'image se trouble quelque peu. Car la famille est très majoritairement composée de femmes (il n'y a que trois hommes, et de trois générations, contre cinq femmes, plus une domestique qui est tout le temps là), et le père, souvent absent, a toutes les peines du monde à imposer son autorité: des événement lui passent à-côté et le grand-père dit dès le début "On le laisse nous entretenir" comme si c'était déjà grandement suffisant. Aussi, alors qu'il n'est même pas le personnage principal du film, est-il souvent en porte à faux avec le reste de la famille, mais son statut continue à faire de lui le chef, car tout le monde le regarde comme ça. Tout le monde? en fait tous ceux qui respectent les conventions sociales. Il n'est d'ailleurs pas du tout anodin de faire d'Esther (Judy Garland), symboliquement l'axe médian de la fratrie (troisième enfant sur cinq) le personnage principal du film, car elle respecte les conventions sociales tout en en souffrant... Et l'intelligence phénoménale de ce film est symbolisé par le fait que ce soit la petite Tootie qui, trop jeune, ignorant donc ces conventions, s'oppose le plus ouvertement à son père dans une superbe scène d'une violence inattendue (la décapitation des bonshommes de neige), mais parfaitement "dans le ton" de son personnage rempli de pensées morbides sans perdre un iota de son innocence candide: le happy-end n'en sera que plus beau car il est symboliquement la victoire des sentiments sur le qu'en-dira-t-on...


Quatrième "coup" de ce film mais non des moindres: la mise en scène. Je reviendrai sur la couleur plus tard mais dès les premières images la maîtrise des plans et des déplacements des acteurs ou de la caméra saute aux yeux: c'est un sans-faute le total avec des moments proprement magiques. Les personnages, à l'exception de la seule Tootie (ce n'est pas un hasard comme nous l'avons vu) sont presque perpétuellement "encadrés" soit par un élément du décor, soit par d'autres personnages, et il se dégage de cela une poésie féérique, en particulier avec les scènes de Judy Garland dont le "cadre" est particulièrement visible et renforce son charme étrange et unique en son genre (elle n'a jamais autant ressemblé à une poupée de porcelaine). Et qui peut rester insensible à la perfection de l'échange de cavaliers derrière l'arbre de noël?.. Chaque "chapitre" du film se décompose aussi avec une classe splendide: la maison façon carte postale en photo noir et blanc dont le décor change selon la saison, puis "s'anime" et prend ses couleurs pour nous y plonger: c'est irrésistible...et c'est un pont parfait pour amorcer le cinquième et dernier "coup" de ce film: la couleur.


Vincente Minnelli n'est pas seulement le metteur en scène le plus élégant de tout les temps: il est aussi le meilleur coloriste qu'Hollywood ait jamais eu et si ce film a autant de classe il le doit en grande partie à son technicolor. Je trouve au technicolor une beauté, un charme, supérieur à toutes les autres techniques: quand je vais voir un film je ne fais pas de son réalisme un critère de qualité: ça n'a rien à voir selon moi, et je ne considère pas du tout le technicolor comme un accessoire "kitch", pas dans l'absolu en tout cas. Et avec Minnelli, ce n'est jamais kitch, ce n'est jamais vulgaire, ce n'est jamais fatigant pour les yeux: c'est toujours sublime. Or dans ce film on touche à un must à ce niveau: aux couleurs "ensoleillées" de l'été, pleines de jaune, de vert et de rose, succèderont les effrayants orangés et noirs d'Halloween, puis enfin les nocturnes et hivernaux bleus et blancs de l'hiver, le tout dans une maison à forte dominante rouge. La couleur ne s'arrête pas à ça: elle s'unit à la luminosité pour proposer des scènes d'un autre monde, d'une poésie hors du commun. C'est particulièrement remarquable sur la scène ou Judy Garland chante "Have yourself a merry little Christmas" suivie du massacre des bonshommes de neige mais c'est surtout dans cette scène magie pure, d'un romantisme plus délicieux que délicieux, où les lumière sont éteintes petit à petit qu'on remarque le mieux cette association...


Pour toutes ces raisons Le Chant du Missouri fait selon moi partie des chefs d'oeuvre du cinéma: un film à découvrir et à voir sans modération. Un enchantement pareil ça ne se loupe pas...

Sudena
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le 14 sept. 2015

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