Dans Metropolitan, le personnage de Charlie déclare : « Vous connaissez le film français, "Le charme discret de la bourgeoisie" ? Quand j'ai entendu ce titre la première fois, je me suis dit ... "Enfin, quelqu'un va dire la vérité sur la bourgeoisie." Quelle déception. Il serait difficile d'imaginer un portrait moins exact. » Est-il étonnant que je partage cette opinion avec un personnage de l’un de mes films favoris ? Sans doute pas. Permettez-moi, cependant, d’expliciter quelque peu cette déconfiture.
Il y a toujours, à mes yeux, un équilibre fragile dans l’absurde et le surréalisme. On évolue sur le fil d’un rasoir très subjectif, qui délimite l’habileté du foutage de gueule. J’aurais d’ailleurs tendance à dire, dans pareil cas, que le choix d’apprécier ou non une œuvre peut parfois plus dépendre de la décision que du ressenti, et c’est ce qu’il m’est arrivé ici. La tentation est grande, dans ce débat, de faire intervenir les intentions du réalisateur, mais est-ce véritablement là que réside la clef ? Au final, ne me reste que mon expérience en tant que spectatrice, et malgré mon envie de créditer le film pour ses qualités, je n’y ai trouvé que la déception d’une œuvre ironiquement trop convenue.
Toutefois, pour mieux vous expliquer ce sentiment, il me faut tout d’abord dérouler jusqu’au bout le dialogue que j’ai d’entamé de citer en introduction :
« Oui, bien sûr. Buñuel est un surréaliste. Mépriser la bourgeoisie est un de leur crédo.
- En quoi ont-ils tort ?
- Mais la vérité, c'est que la bourgeoisie a beaucoup de charme.
- Bien sûr qu'elle en a. Les surréalistes étaient juste un groupe d'arrivistes. »
Arriviste. C’est le mot exact qui me vient à la vision du Charme Discret de la Bourgeoise. Le film est bien sûr loin d’être dépourvu de qualités, on y sent la patte d’un réalisateur d’envergure, mais son contexte m’irrite férocement. Taper grossièrement sur la bourgeoisie comme on tape aujourd’hui sur les réseaux sociaux, dans une sorte de mode qui empeste la facilité, me déçoit immanquablement.
Cependant, au-delà de l’élection d’une cible facile, c’est surtout la méthode que je déplore, car j’y trouve un manque certain de finesse. Si Metropolitan, dans son cynisme, regorge de tendresse, Le Charme Discret de la Bourgeoisie semble se regarder le nombril au moment même de dénoncer cette attitude. Dans son application à rendre ses personnages grotesque, il reste peu de place pour la subtilité, et faute de modestie la comédie de mœurs devient un pamphlet caricatural. C’est ainsi que toutes les institutions qu’il est de bon ton de critiquer sont jetées pêle-mêle dans la fosse aux lions : politique, religion, armée… nulle position d’influence n’est épargnée. Le gouffre où il sont précipités, Buñuel s’applique à le remplir de tous les vices qui passent à sa portée : alcoolisme, drogue, adultère, ignorance, condescendance, narcissisme et j’en passe ! Même le meurtre y trouve sa place, on ne sait comment.
Il faut bien concéder à Buñuel une maîtrise dans cet excès, qui permet à cette accumulation de ne pas paraître pour autant totalement gratuite : ce dosage évite l’écueil de la surenchère. Le film conserve de bout en bout une cocasserie légère qui le rend facile à assimiler, une dimension théâtrale caractéristique du genre qui permet d’enrober l’amertume du propos dans la douceur du divertissement. Ce que je lui reproche tient davantage à sa constance religieuse, à la régularité avec laquelle il délivre sa critique. On finit par s’y ennuyer, car en l’absence de variations de rythme ou d’intensité, on ne peut guère qu’attendre la prochaine saynète sans enjeu. Seules quelques petites piqûres de l’absurde viendront rompre cette monotonie de loin en loin, mais si rares qu’elles résonnent d’incongruité plutôt que de véritablement participer à une atmosphère.
En outre, le film se mord rapidement la queue du fait que les personnages nous apparaissent dans une tour d’ivoire. C’est, bien entendu, un choix totalement sensé, qui témoigne d’un monde en vase clos, replié sur lui-même et sur son orgueil. Les rares intrusions de personnages plus modestes ne seront prétextes qu’à ériger un précipice de dédain et de préjugés, et dénoncer à nouveau la bourgeoisie. Ces interventions sont ainsi instrumentalisées sans apporter plus de consistance. Je ne suis pas sûre de condamner ce choix qui s’inscrit dans la cohérence du film, et lui évite l’écueil d’une portée politique trop concrète, mais il me laisse un sentiment d’étrangeté. Cela m’évoque ces fenêtres d’hôtels qui ne peuvent s’ouvrir que d’une dizaine de centimètres, et peut-être la fonction est-elle similaire : aérer tout en prévenant la chute…
Enfin, il est une autre facilité scénaristique à laquelle Le Charme Discret de la Bourgeoisie se prête à répétition : celle du rêve. Elle est loin d’être sans intérêt, car en plus d’emplir le film d’une dimension métaphysique elle autorise des audaces qui, même dans l’exagération générale dans laquelle baigne le film, auraient paru outrancières. Sans doute y trouve-t-on également un moyen de révéler sur les personnages, en pénétrant ainsi leur inconscient, ce qu’ils se gardent bien de dévoiler dans le jeu social, leurs fantasmes secrets et leurs pulsions refoulées. Il n’en reste pas moins que, utilisé pour articuler une critique déjà peu subtile, le procédé semble paresseux.
En somme, la provocation que constitue Le Charme Discret de la Bourgeoisie nourrit un peu trop grassement le spectateur antibourgeois, dans son approche exagérément manichéenne. On eut pu se passer de nuance si les ronds de jambes du surréalisme avaient rendu la pique suffisamment ludique ; malheureusement Le Charme Discret de la Bourgeoisie reste, au bout du compte, sans grande originalité. Son visage est celui d’un vaudeville agrémenté de quelques fanfreluches absurdes : sans doute à l’image même de ce qu’il cherche à pointer du doigt. Comme on cherche toujours en société à paraître plus que ce que l’on est, cette comédie conventionnelle se pare d’atours grandiloquents. L’illusion, hélas, tient difficilement, et sans doute ce film aurait-il fait un bien piètre effet au bal des débutantes.