Basé sur la célèbre pièce de Mac Beth, Le château de l'araignée est ce que j'appelle une adaptation réussie. Bon, je n'ai pas lu l'original, mais on comprend immédiatement, dès ses premières images, que ce film n'en sera pas une simple reprise littérale, mais qu'il en sera une traduction culturelle, dans un langage empruntant autant aux mythes qu'à l'imaginaire propre au folklore japonais, notamment par l'entremise du théâtre Nô.
Malgré cela, nous retrouvons le magnifique texte de Shakespeare au début et à la fin, ce qui nous donne l'impression que la destinée de l'homme est tracée d'avance, malgré la connaissance des faits à venir des protagonistes. Tout est dit en quelques mots, en une lente litanie mortuaire et inéluctable : les passions "négatives" (désir du pouvoir et de l'ascension sociale sans limites, malgré la loyauté envers le Seigneur et les amitiés scellées ; méfiance jusqu'à la paranoïa, ne permettant aucune confiance et aucun espoir d'aucune sorte) finissent par s'accaparer du coeur des hommes jusqu'à les rendre fous à lier, répétant de manière cyclique les erreurs du passé. Je comprends pourquoi Kurosawa s'est intéressé à cet auteur, d'une part parce que les guerres civiles du Japon ressemblent étrangement à celles de l'Angleterre, mais aussi parce qu'il est lui-même un explorateur des zones d'ombre de l'âme humaine, ce qui l'amènera à l'adapter encore deux fois (Ran et Kagemusha). Mais le véritable défi pour le réalisateur a été le choix de la forme, clairement mise en avant. Celle-ci est au carrefour du fantastique et du film de samouraïs, terrain parfait pour rendre compte de l'angoisse qui parcourt le texte de Shakespeare tout en l'incorporant dans une histoire imaginée au Japon. Nous retrouvons ainsi les codes habituels au genre du film de samouraï, avec les thèmes de l'honneur et la loyauté, balayés ensuite par le courant tumultueux des passions dans un cadre totalement abstrait (ici rentre en jeu le style de la pièce de théâtre) : aucune époque historique n'est identifiable ; une brume mystérieuse semble couper ce coin du reste du monde ; les clans sont nommés simplement par des numéros. Bref, Kurosawa configure son film comme un échiquier de la destinée et des passions humaines, sans s'embarrasser d'un contexte précis, lui conférant ainsi une valeur universelle (malgré son implantation culturelle et sa visée historique, à savoir l'invasion du Japon en Chine). Pour lui, d'un point de vue général, tout se rapporte à une conquête des espaces, mais à un niveau particulier, les hommes se battent intensément pour la quête du pouvoir, qui sera à la fois leur gloire et leur chute.
Il faut aussi parler des personnages. Leur interprétation forcée est basée sur le nô, comme dit plus haut, forme traditionnelle du théâtre japonais. À première vue ça peut paraître étrange, et ça l'est encore plus pour nous, occidentaux, qui ne sommes pas forcément habitués à ce genre de langage corporel, mais l'effet est de toute beauté, figeant les principales émotions humaines sur le visage. Ainsi, chacun d'entre-eux semble hanté, possédé, ce qui donne chair à leurs obsessions. Or, deux chefs (Toshiro Mifune, qui crame littéralement l'écran par son intensité de jeu, opposé Minoru Chiaki, plus calme et posé, autre figure typique du nô) rencontrent un esprit qui leur prédit l'avenir. Les événements s'enchaînent comme il était prévu. L'enjeu sera alors de savoir si leurs peurs ont une assise fantastique, ou bien s'ils contribuent, en partie ou en totalité, à leur destin. La grande force de l'histoire, c'est que jamais cette ambiguïté ne sera levée, et tout particulièrement à travers un magnifique plan-séquence (il me procure des frissons rien que d'y penser) alternant la présence et la disparition d'une présence fantomatique, comme si seul l'intéressé était capable de le voir dans sa folie.
Encore une fois, la réalisation verse souvent dans le formalisme à la manière d'une pièce de théâtre où chaque détail est important, mais à l'inverse des Bas-fonds, c'est loin d'être statique : elle est parsemée d'éléments lyriques avec la musique stridente et inquiétante de Sato, une grande maîtrise des éléments naturels (la brume et la pluie), de l'espace, et du montage, qui parviennent tous ensemble à nous procurer un terrible sentiment d'enfermement et d'oppression. En outre, l'aspect formaliste et épuré du théâtre Nô procure une sorte de cartographie des pics des passions humaines (autour de l'ambition et de la vanité humaine) savamment pensée où nous poursuivons graduellement l'évolution psychologique des protagonistes, à travers le jeu outrancier des acteurs. Pour chipoter, je pourrais dire qu'en certains moments, les scènes semblent longuettes (l'entrée et la sortie de la forêt, la procession du cercueil du Seigneur), bien que je comprenne l'importance de ces moments-clé au niveau symbolique. Bref, Le Château de l'araignée est un film qui a fait date dans le paysage cinématographique nippon, d'autant plus que toutes les dénonciations du système féodal, se faisant critique implicite du gouvernement moderne, continueront dans son sillage, dont le fameux Harakiri de Kobayashi.