Le Château du dragon par Alligator
Août 2010
Saperlipopette! Tudieu! Foutre! (rayez la mention inutile) Grâce soit rendue à Joseph L. Mankiewicz! S'il reste pour moi un réalisateur au nom difficile à orthographier, il n'en demeure pas moins un Artiste avec un grand A. Ayant regardé juste après la lecture du film une série de documentaires, notamment des entretiens avec Michel Ciment, ayant écouté récemment la très intéressante émission de radio de France Culture "Micro-fictions" consacrée à la dernière biographie sur Mankiewicz, mon regard est forcément empli d'une certaine admiration pour le bonhomme, son parcours, ses ambitions artistiques, son sens formidable de l'efficacité, son pragmatisme, sa rationalité chevillée au corps et sans doute également son humilité, mais plus sûrement encore son imposante filmographie, non d'un point de vue quantitatif mais bien qualitatif. Par conséquent, quand le générique présente le château de Dragonwyck en gravure, je suis presque d'ores et déjà conquis, je marche en terrain meuble, le pas assuré. Et effectivement, le film est remarquable. Je ne suis pas emporté par un torrent d'émotion devant la beauté de cette écriture cinématographique comme ce fut le cas avec "L'aventure de Mme Muir", "Chaînes conjugales" ou "All about Eve" mais la richesse chromatique de ce noir et blanc saute tout de même aux yeux. Et puis Vincent Price, et puis les dialogues, et puis Walter Huston, et puis encore et surtout Gene.
Film de l'aliénation au rêve, à l'ambition, à la drogue, à la peur de vivre, à la souffrance, à l'être aimé, Dragonwyck est également un film visuellement écrit. Pas besoin de documentaires -qui ne font que confirmer finalement- : l'importance des décors, leurs discours, leurs agencements qui enferment les individus, dans l'étroitesse, avec ces plafonds bas et ces massives poutres de bois qui étouffent le personnage de Tierney dans la ferme parentale ou bien au contraire, dans l'outrance du château, l'excessive opulence des objets et des plats raffinés, l'extravagance des couloirs, portes, fenêtres et cet espace écorché, encagé par les ombres entrelacées qui mènent aux enfers dans les hauteurs du manoir où le patron enferme ses secrets inavouables. Le documentaire par contre m'apprend que le terme "gothique" que j'avais en tête dès le début n'est approprié que pour cette seule petite pièce du reclus dans les hauteurs du bâtiment.
La scène la plus parlante sur le thème de l'enfermement reste pour moi celle où Gene Tierney et la petite Connie Marshall viennent mater en douce les festivités lors de la kermesse où elles ne peuvent aller de crainte d'êtres vues par le "patron". Elles se situent assez loin de la kermesse, de l'autre côté d'un ruisseau. Le docteur Turner (Glenn Langan) doit le traverser pour "entrer" dans le monde des deux filles.
Sans parler des nombreuses scènes où les croisées des vitraux et fenêtres soit directement, soit par leurs ombres projetées, figurent des grilles de prison.
Remarquablement fichu, ces discours implicites me procurent toujours un drôle de plaisir. Or Mankiewicz, passionné de théâtre et parfaitement maitre de sa dramaturgie n'est jamais avare de ces dispositifs de mise en scène. En expert, il sait souvent s'entourer malgré la pression marchande des studios.
Ici la figure austère du paternel, ultra religieux, est incarnée par un sévère Walter Huston, formidable, rigide comme il faut.
La grande taille de Vincent Price, son allure aquiline transpirent toute l'arrogance et l'expression hautaine de son personnage gonflé de peur et d'orgueil, ainsi que l'élégance et la pompe susceptibles d'envoûter la jeune paysanne, ingénue qui rêve de voir le monde au delà des pâturages et des moutons. Vincent Price réussit avec une grande finesse à jouer sur ces deux facettes, à rendre l'évolution du personnage très fluide, presque imperceptible, stupéfiant. Ses dernières apparitions font froid dans le dos. Démesure, pathos et folie se mêlent pour produire un spectacle d'intensité : la déchéance la plus complète.
Face à lui, la beauté, certes, éternelle, incarnée, Gene Tierney continue de briller, de brouiller ma vue, une déesse faite femme. Mais également une jeune fille, gaie, concernée, pimpante et pieuse qui peu à peu va se "déniaiser". L'ingénue devient femme et son regard perd de sa virginité, de sa naïveté. Son mari apparait de plus en plus froid, dur, sa véritable figure. Au fur et à mesure que le rideau se déchire, c'est la femme qui se dévoile dans la douleur entourée de ses servantes qui l'aident à ouvrir les yeux. Et Gene Tierney parvient dans un rôle un peu moins dense que celui de Mme Muir peut-être, à produire une composition nuancée. De toute façon, j'aime Gene Tierney, quoiqu'elle fasse, je la vois avec les yeux de Rodrigue. Je commence à me demander si je ne vais pas avoir ce mauvais réflexe également avec Mankiewicz.
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