Ce n'est qu'à la suite des problèmes de santé de Lubitsch que le scénariste Joseph L. Mankiewicz se retrouva en 1946 à mettre en scène "le château du dragon". Ce fut son premier film dont on peut déjà remarquer bien des éléments d'un style "Mankiewicz" : les portraits féminins, les rapports humains souvent conflictuels, les rapports de classe où les valets et servantes s'avèrent être les éléments temporisateurs ou stabilisateurs des personnages principaux pas forcément conscients de leurs erreurs ou maladresses.
Ici par exemple en arrière-plan de l'histoire, le film évoque une évolution fondamentale et caractéristique de la société américaine. En effet, les premiers pionniers venus d'Europe avaient amené avec eux les façons de faire, les coutumes européennes en matière de gestion de la propriété : s'emparer d'un maximum de terres de façon à les louer ensuite à des métayers. Alors que l'indépendance et la création des Etats-Unis prônaient plutôt un objectif de propriété individuelle et l'abandon de ce système archaïque de fermages. D'ailleurs, je ne suis pas loin de penser que les gens qui fuyaient l'Europe parce que victimes du système féodal de servage devaient être les premiers à appliquer les règles qui ne leur convenaient pas en Europe…
J'ai lu qu'un des objectifs des producteurs derrière ce film était de surfer sur le succès qu'Hitchcock connut en 1940 "Rebecca".
Bon, peut-être. Si telle était la volonté au départ, le résultat s'en écarte sensiblement à de très nombreux égards. C'est tout-à-fait à l'honneur de Mankiewicz d'avoir tenu à faire autre chose. D'abord, ça pourrait ressembler à un film dit gothique (qu'est-ce que je déteste ces étiquettes qui ne veulent pas dire grand-chose…) mais ça n'en respecte pas les canons qui voudraient la destruction du manoir à la fin. Et puis, si on compare les deux personnages féminins, là encore, on n'est pas du tout dans la même barque.
Si on veut dire que, dans les deux cas, une oie blanche est jetée en pâture dans un contexte effrayant, alors je dis non. Si dans le cas de "Rebecca", on peut dire qu'une jeune fille amoureuse et timide se retrouve à avoir à faire face à des personnages malveillants, il n'en est absolument pas de même dans le cas du "Château du Dragon". Gene Tierney est ce qu'on veut mais pas vraiment timide. Elle est très belle et sait marquer de l'ambition ne serait-ce que pour connaître la vie que son père lui a consciencieusement occultée. Et rapidement, elle saura mener sa barque dans un monde non pas hostile mais juste fermé (la communauté hollandaise). Et je dirais même plus : elle saura mener sa barque de main de maître, en se ménageant un avenir.
D'ailleurs puisque j'en suis là, parlons de Gene Tierney qui joue ce magnifique personnage plein d'une énergie pour mordre dans la vie à belles dents. De la scène d'ouverture où elle dévale un pré à travers les moutons et est excitée comme une puce à l'idée de devenir dame de compagnie chez un riche cousin lointain à la dernière scène où elle est une (riche) veuve gardant un regard optimiste (et probablement démocrate) vers l'avenir, on la voit évoluer gracieusement et fermement dans ses rapports avec le maître, sa fille et le docteur … Si son attitude extérieure n'évolue pas ou peu, il n'en est pas de même de son comportement intérieur lorsqu'elle comprend qu'elle n'est un enjeu qu'à travers son ventre et l'héritier potentiel.
Par contre, je pense que l'apparence physique de Gene Tierney aurait dû être mieux travaillée. Je veux dire qu'il est difficile d'imaginer au début du film que Gene Tierney soit une paysanne jamais sortie de son trou tant elle est resplendissante. Je n'irais pas jusqu'à dire que son père, joué par le sévère Walter Huston, était un peu laxiste sur les bords mais quand même, il y avait un peu de coulage chez les Wells ! D'ailleurs, la mise en scène du personnage joué par Gene Tierney aurait vraiment gagné à faire évoluer significativement les costumes jusqu'à l'apothéose du bal.
Vincent Price fait un honorable gros proprio dont l'abord est séduisant voire charmant. Le personnage est complexe et tout le jeu de la mise en scène va consister à dévoiler peu à peu le vrai personnage qui est un propriétaire "un patron" arcbouté sur ses privilèges. Et c'est bien dans le style de Mankiewicz de nous faire découvrir (ou plutôt déduire) les différentes facettes à travers ses actes ou ses paroles sans rien nous en dire a priori.
Mais c'est le jeu de Walter Huston qui a retenu mon attention. C'est à la fois un homme de rigueur très pieux (il lit et fait lire à sa fille la Bible alors que de la bouffe sympa attend sur la table d'à côté) mais il m'a aussi semblé manquer de fermeté (épouse et enfants avaient le droit de s'exprimer et de s'opposer !). J'ai bien apprécié la scène de "l'épreuve de la Bible" qui est une nouvelle version de "l'épreuve du feu" pour connaître sinon la vérité au moins l'opinion de Dieu. C'est moins douloureux mais plus risqué…
Au final, cette première réalisation de Mankiewicz est indéniablement un bon film dont on peut aussi apprécier la belle qualité de la photographie et des portraits.