Présenté par son auteur comme son film ultime, au terme duquel il n’a plus rien à dire et se condamnerait à la répétition, Le Cheval de Turin a tout de l’œuvre crépusculaire : exploration de la fin du monde, elle exacerbe les procédés esthétiques du cinéaste, affermit son pessimisme et porte à son point d’orgue le cinéma qu’il a bâti sa vie durant.
Paradoxalement, c’est pas la condensation que se construit la radicalité. Une durée (presque) conventionnelle (2h30 contre les 7h30 du Tango de Satan), un récit ténu, découpé en journée, deux protagonistes, un cheval et un corps de ferme, personnages reliés à l’événement marquant le début de la folie de Nietzsche.
La fin du monde en question répond à un solde de tout compte esthétique. Le long trajet qui ouvre le récit, proche de nombreuses séquences du cinéma de Tarr, est en réalité le dernier. De la même manière, alors que des cloches inattendues ouvraient Le Tango de Satan, c’est l’absence d’un bruit entendu depuis 58 ans qui entame ici le récit.
Avant l’émergence du crépuscule, Bela Tarr construit l’éternel présent d’une vie austère, rivée aux thématiques qui lui sont chères. C’est d’abord le découpage d’un espace qui sera investi dans ses moindres recoins, dans un travail sublime sur la composition des cadres, le noir et blanc savamment équilibré entre le noir de la pierre, le gris du bois et la blancheur des linges. C’est ensuite cette prééminence des matières qui rythment la vie résolument tellurique de ces deux êtres : le bois, le cuir, la pomme de terre brûlante, la chaîne de fer, l’eau, la flamme. Et l’alcool, inévitable.
Cette réduction à l’essence même de l’existence est autant vectrice d’un rejet – quelle différence avec la survie ? – que de la fascination que Bela Tarr sait insuffler à chacun de ses plans, par ce sublime en lente embuscade. Un homme antipathique, une fille exécutant machinalement des gestes, notamment pour seconder son père invalide, un lieu clos, à l’abri d’un vent incessant. La durée exacerbe une nouvelle fois la prise de conscience de cette essence à laquelle se réduirait l’existence : accomplir des tâches, et entretenir un corps pour perdurer. La répétition mutique, renforcée par une musique sérielle et entêtante, génère ainsi une sonate triste, qui n’est pas sans rappeler L’île Nue de Shindo, questionnant sans éclat le sens même de l’existence.
Alors seulement peut advenir le terme, comme un itinéraire de délestage supplémentaire : un cheval qui n’avance plus, un interlude avec un visiteur dont le discours en contraste absolu avec l’atmosphère jusqu’alors établie, divague et annonce la fin de tout, sans bien, ni mal, ni un, ni plusieurs dieux. De la même manière, les Tziganes relégués à l’arrière-plan composent la farandole d’un monde déjà révolu. La fin de toute choses se vivra de l’intérieur, à l’unisson de cette condition humaine : presque sans étonnement, laissant au spectateur le soin de formuler sa propre révolte.
La rareté du mouvement exacerbe la valeur émotionnelle : le rapide travelling vers le puits tari a la valeur d’un coup de tonnerre, tandis que les tentatives de rejoindre l’extérieur sous un vent toujours plus violent ont raison de toute perspective de salut. Rejoignant le cloisonnement de l’épilogue du Tango de Satan, l’isolement progressif (sans eau, sans ressources, sans lumière) parachève l’effroi total de cette fin de toutes choses.
Bien évidemment, il n’était pas question pour Bela Tarr de recourir au spectaculaire. Dans son cinéma, le sursaut émerge de l’intérieur, de la lenteur, par un processus de maturation lente : bâtir un monde solide, construire la clarté de son évidence, pour mieux en faire expérimenter la perte. Filmer la musculature du cheval avant sa paralysie, la densité du liquide avant de donner à voir la terre nue, l’épaisseur de la flamme avant la mèche stérile. L’annihilation ne peut être bouleversante qu’au prix de ce regard, qui compense le nihilisme, à la manière des mandala de sable : pétrir la beauté des signes avant de les laisser se désagréger.