Rares sont les types de cinémas plus difficilement appréhendables que celui si singulier de Béla Tarr. Avec ce tragiquement beau et testamentaire Cheval de Turin, le cinéaste hongrois se livre dans une dernière poésie formelle à un travail ardu qui ne peut laisser personne dans l'indifférence la plus totale, tout un chacun ayant eu la force de venir à bout de cet harassant voyage se devra d'avoir une once de réaction face à ce projet d'une audace terriblement minimale. Que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons le film se doit de provoquer quelque chose chez le spectateur.
Tarr nous donne à voir une oeuvre à la rugosité esthétique qui se veut comme une réflexion des plus sombres et pessimistes sur le monde et le cinéma. Même si déjà familier du travail du réalisateur via L'homme de Londres, il m'aura fallu quand même trois visionnages pour venir à bout de ce long et pénible périple de six journées intradiégétiques, mon intérêt pour le métrage n'ayant été déclenché seulement après la première heure avec l'arrivée de ce personnage aux allures de prophète mortuaire au monologue captivant, résumant à merveille la totalité du propos de l'oeuvre. Une fois passé outre l'ennui prégnant qui ne s'est pas complètement évaporé, et après m'être extasié sur quelques plans séquences d'une force à couper le souffle, l'âme du film s'est finalement (en partie) dévoilée.
Au travers de sa poétique de la dureté, et ses partis pris qu'il se sera apparemment efforcé d'établir comme maître étalon de la totalité de son oeuvre, et qu'il pousse ici à son paroxysme, Béla Tarr nous invite à réfléchir sur la notion de temporalité cinématographique. Instaurant un lien étroit entre le temps, le spectateur et les personnages. On ressent devant notre écran, impuissants, le poids des difficultés que ces derniers endurent, malmenés par une force divine, qui de toute part vient les empêcher d'aller ou que ce soit, prisonniers de leur misère sociale, de leur misère humaine hantée par la mort. Dans ce monde privée de toute couleurs, de toute perspectives, l'humanité ne trouve plus sa place, ne se reconnaît plus elle même et semble tourner en rond dans l'attente constante de leur propre fin enchaînée à des rituels quotidiens aussi répétitifs que morbidement triviaux. La mise en scène prend une malin plaisir volontaire à mettre à mal la patience du spectateur, à l'épuiser. En ça le cinéaste devient maître total de son art si particulier.
C'est une poésie apocalyptique sur la fin, la fin d'un monde observé à la loupe par un démiurge pessimiste et désillusionné. Une vision finale et quasi muette du monde selon Béla Tarr qui dira lui même ne plus rien avoir à dire, le public ne voulant plus de ce genre de films, justifiant ainsi la fin de sa prise de parole cinématographique. Tout comme les dernières œuvres testamentaires de Manoel de Oliveira (qui sont elles réellement testamentaires, RIP petit Manoel) s'offrant également le privilège de poser les bases d'un débat sur le temps (je pense notamment à L’étrange affaire Angélica) le cinéaste hongrois se targue d'une ultime prise de parole signifiante, la fin de sa filmographie sonne comme une cataclysme interne à l'oeuvre elle-même. On assiste à la fin de deux mondes celui de l'artiste et celui des hommes. Un monde où la parole s'est quasiment éteinte, réduite à de simples cris et gémissements bestiaux. Seul un personnage usera habillement de l'art de la rhétorique pour endosser le rôle d'un avatar du cinéaste, discourant sur la fin que les hommes qui "s'accaparent et souillent, souillent et s'accaparent" ont eux même provoqué et à laquelle Dieu contribue. Le film avance dans sa langoureuse latence, l'horizon s’amenuise et la blancheur des poussière obstruant l'extérieur, dévorant ce monde duquel nos deux victimes ne pourront pas fuir malgré leur tentatives. Aucune idée d'un certain futur n'émane du long métrage, aucune ébauche narrative évoquant quelconque échappatoires, si ce n'est une caravane de Tziganes hurlants, évoquant l'idée d'une Amérique peut être meilleure, ou bien à travers la lecture qui s'avère bien trop difficile pour pouvoir procurer n'importe quel sentiment de liberté. En plus du futur qui vient à manquer c'est de l'eau dont on les voit être privés. Ne laissant comme par enchantement ou par maléfice qu'un puits asséché, privé de toute vie.
A l'heure où les grosses productions s'acharnent à découper à outrance leurs montages, enchaînant de dizaines de plans pour une seule et unique action, Béla Tarr prend ici son temps, un temps réel, droit et froid. Aucune action n'est découpé, rythmée. Il fait comme à son habitude l'apologie d'un temps vérité. Aucune ellipses intra-séquentielle n'est permise. La maestria du plan séquence n'est clairement plus à prouver chez ce cinéaste à l’œil photographique aiguisé. Ils offrent au film une léthargie hypnotique et crépusculaire fascinante, quitte à en faire pâtir le rythme général et par la même occasion l'attention du spectateur, ce qui s’avérera être le gros point noir de l'oeuvre. Certains plans renouant même au travers d'une immobilité impressionnante avec l'archaïsme de la photographie argentique, mère du cinéma, nous offrant des réminiscence de la fabuleuse Jetée de Chris Marker. Art photographique aujourd'hui quasiment abandonné et qui peine à survivre, concurrencée par la modernité harassante d'un numérique glacial. Il donne ici une voix au passé pour s'exprimer et nous balancer en pleine figure une prophétie sinistre.
Le cinéaste orchestre la fin des personnages comme une punition astrale en rapport direct avec l’anecdote à propos Nietzsche sur laquelle le film prend racine. Le cocher, synecdoque d'une humanité en péril, de par sa violence envers sa monture sera sans le vouloir l'inquisiteur du philosophe. La philosophie mise à mort, que reste il alors du monde que l'on ne peut appréhender, que l'on ne peut comprendre, ni penser et qui reprend ses droits sur des hommes incapables et réduits au silence. La bestialité de l'homme et le calme de la femme égaux face au cataclysme qui les accable. Privés du monde qui les entourent, d'une société, ils finissent par ne plus exister. Ils disparaissent aux yeux du monde, condamnés à l'obscurité et résignés à tomber dans l'oubli sans réellement mourir pour autant. L'art, la philosophie, la parole et beaucoup d'autres notions sont anéantis, l'extinction de l'homme entant qu'homme se met alors en marche.
Voici le constat que dresse Béla Tarr du monde moderne tel qu'il le perçoit, ne voulant plus recevoir ce que son cinéma a à offrir, engagé sur une pente irréversible. Et le film devient malgré sa noirceur un témoignage d'amour envers le syncrétisme artistique qu'est le cinéma, qui libère la conscience et porte aux nu la voix de l'artiste cinéaste, mais qui par l'érosion du temps et des consciences, selon lui, aura vite fait de perdre sa légitimité.
Une leçon de cinéma sous forme de requiem contemplatif et résigné donnée par un grand monsieur que le cinéma regrette déjà. Dieu créa le monde en sept jours. Il n'en aura fallu que six à Béla Tarr pour le réduire en cendres.