En Septembre 1959, une équipe d'aventuriers (accessoirement cinéastes et ethnologues) menée par Pierre-Dominique Gaisseau se lançait dans une expédition à l'autre bout du monde, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. À l'époque le pays n'avait pas encore obtenu son indépendance (c'était une colonie hollandaise) mais formait déjà avec l'actuelle Nouvelle-Guinée occidentale (alors colonie australienne) la troisième plus grande île du monde après l'Australie et le Groenland. À l'époque où Jean Rouch parcourait la Côte d'Ivoire et le Mali pour établir les bases de l'ethnofiction, au début du mandat présidentiel de De Gaulle, Gaisseau partait explorer des horizons exotiques inexplorés au cours d'une mission qui allait durer plus de sept mois. Une expédition qui de par ses inconnues cartographiques rappelle étrangement, et de manière presque anachronique, celles du début du siècle restituées par Frank Hurley (South, 1914), Herbert Ponting (L'Éternel Silence, 1924) ou encore J.B.L. Noel (L'Epopée de l'Everest, 1924) : mais là où les capitaines de la couronne britannique exploraient les sommets de l'Himalaya ou les extrêmes polaires, l'équipe franco-hollandaise est partie à la découverte de la jungle de l'Asie du Sud-Est, à travers une jungle dense et inhospitalière comme a pu la décrire Werner Herzog dans ses récits — en films (comme par exemple Fitzcarraldo) ou en carnets (Conquête de l'inutile).
Mais le récit que Gaisseau raconte intégralement en voix off sur les images de l'expédition ne présente pas de véritable intérêt ethnographique, son but premier affiché. Les éléments factuels sur les différentes tribus rencontrées sont extrêmement restreints, limités à quelques constatations un peu sensationnalistes (et très peu étayées) autour du cannibalisme supposé de ces "chasseurs de têtes". On n'apprendra pas grand-chose sur leur mode de vie, sur leurs interactions avec les autres tribus au-delà de différends classiques : seuls quelques rites sont présentés, comme la fabrication de boucliers (les hommes ne penseraient qu'à faire la guerre) ou encore la célébration très métaphorique d'un acte de paix vu comme une nouvelle naissance. Sans parler de l'affiche internationale du film, particulièrement racoleuse : "men of the space age meet men of the stone age"...
Si ce récit est vraiment intéressant, aussi, c'est bien plus pour le témoignage qu'il renvoie indirectement sur la France du début des années 60 et sur les motivations véritables qui animent la partie occidentale du groupe : le désir d'aventures. Les tendances colonialistes se font évidemment sentir dans la façon de décrire l'organisation "préhistorique" de ces "sauvages", notamment lorsqu'il constate qu'ils ne comprennent pas l'intérêt d'une hache avec une lame en métal plutôt qu'en pierre, bien que quelques remarques très politiquement correctes émaillent la narration ("nous sommes frappés par la ressemblance entre leurs gestes, leurs regards, et les nôtres" confessera-t-il après une séance de rasage improvisé). Mais Gaisseau est bien plus occupé, dans la deuxième partie du documentaire, à raconter les exploits du groupe à travers cette jungle qui s'apparente très clairement à un enfer vert. On est loin de l'expédition isolée au fin fond du monde : l'encadrement par des militaires papous armés, les ravitaillements par avion et les contacts radio, aussi rares et providentiels soient-ils, tendent à affaiblir la puissance de l'exploit. Mais on sent tout de même avec vigueur les horreurs qu'ils se sont infligées, la chaleur insoutenable dans la plaine et le froid saisissant sur les crêtes à plus de 3600 mètres d'altitude, l'humidité pénétrante, la boue envahissante, les nombreuses maladies qui feront plusieurs morts parmi les sherpas locaux, les animaux, reptiles et insectes omniprésents (ah, les mouches et les sangsues...), l'angoisse de la faim, la peur des nouvelles rencontres et bien d'autres. Il y a aussi et surtout le bruit incessant de la jungle, relevé à de nombreuses reprises, qui semble relever de la torture.
Au milieu de leur périple, ils recevront des coupures de presse (larguées par avion au milieu des vivres) montrant les premiers clichés de la face cachée de la lune réalisés par la sonde soviétique issue du programme Luna. Ils sont perdus au milieu d'une jungle ne figurant à l'époque sur aucune carte, et ils reçoivent des informations cartographiques sur un satellite situé à 380 000 kilomètres de la Terre. Le ciel et la boue... Lorsqu'ils atteignent enfin la côte Nord de l'île, au terme d'un voyage qui a bien dû représenter plus de mille kilomètres, la mélancolie les envahit et Gaisseau pense déjà à la suite : "un jour, il faudra repartir". Et dans un moment de lucidité ou de sincérité, comme pour relativiser le contenu de son propre récit, il terminera sur ces "histoires que l'on raconte et qui ne sont plus tout à fait celles que l'on a vécues".
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