"Vous qui entrez ici,..." attendez-vous à être malmené... Malmené car toutes vos certitudes seront constamment bousculées, et parfois totalement remaniées : où est le réel, où est la fiction ? Où est la sincérité, où est le jeu ? Où est la raison, où est la folie ? Et avant tout : quel est le genre de ce film, qui s'engage sous la bannière de la citation kantienne : "Deux choses remplissent l'esprit d'admiration et de crainte incessantes : le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale au dedans de mon cœur"... ?
Tout commence sous des airs de comédie volcanique. Mais l'hystérie, pour une fois, est attachée à une figure masculine, et non féminine, comme le voudraient l'étymologie et les a priori. Couvert d'une robe de chambre qui semble ne jamais glisser de ses épaules, apparaît Bruno, auteur, vingt ans plus tôt, d'un livre éponyme unanimement salué par la critique, passant ses jours et ses nuits à chercher une inspiration nouvelle, à grand renfort des danses désarticulées sur fond de musique hurlante et de gesticulations diverses. De "ciel étoilé au-dessus de [sa] tête", point, puisque l'atmosphère de l'appartement dans lequel se terre le génial auteur semble au contraire singulièrement confinée : lumière jaune et scène d'ouverture enfoncée dans une cave, à côté du linge qui sèche...
Survient le trouble, la conscience du spectateur - passagèrement superposée à celle du personnage principal, génialement campé par Laurent Poitrenaux - allant de remaniement en remaniement : la descente parentale (Michèle Moretti et François Chattot, criants de vérité), que l'on prend d'abord pour une entreprise de mariage pratiquement forcé, se révèle être une tentative d'intervention musclée, en vue d'une hospitalisation d'office. Mais la personne du psychiatre, que Bruno se refuse à envisager comme telle, plaît bien, pour une fois, au célibataire endurci, qui l'accepterait volontiers pour promise : "Elle regarde, avec ses grands yeux, parle très très peu, mais semble tout comprendre...". Magnifique Camille Chamoux, à la féminité de laquelle on comprend que le fantasque auteur peine à renoncer... Mais quand est-il le plus fou : en percevant en elle la femme aimante et compréhensive ? ou en renonçant à son rêve et en ne voyant plus en elle qu'une thérapeute asexuée ? Est-il, comme elle le lui déclare pour tenter de repousser ses assauts, "en plein transfert" - et elle en plein contre-transfert, lorsque sa résistance faiblit ? Ou bien sont-ils tous deux un homme et une femme en train de vivre une rencontre bouleversante, qui les sauvera l'un l'autre ?... Et plus largement, qui sont les fous : Bruno, muré dans son improductivité et sa vie à la dérive, ou les parents qui prétendent tout reprendre en main, oubliant que leur grand fils est libre d'organiser ou de désorganiser sa vie comme il lui chante ?
Et si tout ce scénario n'était que le retour à l'écriture de l'auteur, puisant son inspiration dans le gisement de sa propre existence ? Prendraient alors sens les nombreuses scènes rejouées, en flash, non plus seulement possibilités du réel entrevues par Bruno mais bien plutôt pistes brièvement envisagées, puis abandonnées par l'auteur...
Le film se referme sur un ultime plan glaçant, aussi calme que terrible, plongeant à la verticale dans l'enjeu de la paranoïa, et soulevant ce questionnement radical : toutes les persécutions, même les plus redoutables, ne sont-elles pas préférables au pur et simple abandon ?
Qui a vu le très troublant documentaire, "Sainte-Anne, hôpital psychiatrique", tourné en 2010 par Ilan Klipper, sait que les questionnements qui s'exposent ici, à la faveur de cette fiction virant au drame et au cauchemar, tournent depuis longtemps dans l'esprit du réalisateur et n'ont pas fini de tourmenter notre société.