Asghar Farhadi est l’un des réalisateurs d’aujourd’hui les plus passionnants, et il est donc légitime que la sortie de chacun de ses films représente un évènement. Compte tenu du pédigrée du cinéaste, il est également normal d’entretenir de grands espoirs sur la qualité du nouveau film.
« Le Client », ou « The Salesman », titre anglo-saxon plus proche de l’original (référence au commis voyageur de la pièce), est le sixième film de Farhadi. Il fut récompensé au festival de Cannes par la palme du meilleur scénario et la palme de la meilleure interprétation masculine, décernée à Shahab Hosseini.
Le film met en scène un couple, Emad et Rana, acteurs de théâtre, qui emménagent dans un appartement loué par l’un de leurs amis, auparavant occupé par une prostituée. Cet arrangement, qui doit initialement dépanner le jeune couple qui n’a plus de logement, prend des proportions tragiques lorsqu’ils sont victimes d’une agression par l’un des clients de l’ancienne locataire.
Après un prologue assez long, qui se charge de décrire les personnages et leur situation – ils sont issus de la classe moyenne, plutôt jeunes, et très respectés (Emad est aussi professeur en lycée) – le film étudie les suites du drame et son impact sur le couple. La question psychologique est évidemment prépondérante, et la manière dont chacun des personnages "survit" est représentée dans le métrage. Farhadi offre cependant plus de temps d’écran à Emad, laissant Rana – pourtant concernée au premier chef – un peu en retrait.
Le film s’articule sur la question de la possibilité du pardon. Les deux personnages ont une approche différente sur le sujet ; blessée profondément, et surtout psychologiquement, Rana préfèrerait oublier totalement l’histoire. De son côté, Emad souffre d’autant plus du drame qu’il se sent coupable de n’avoir pas pu l’éviter, et son impuissance à assister son épouse dans ces moments si difficiles se mue en une farouche volonté de vengeance vers l’agresseur.
À ce niveau-là, « Le Client » est réussi dans le sens où il réussit à retranscrire à quel point gérer ce genre d’agression est dur pour la victime ET pour ses proches, à d’autant plus forte raison qu’ils l’aiment sincèrement.
Néanmoins, quand s’amorce la réelle problématique voulue par le réalisateur, à savoir la capacité à pardonner ou non l’auteur du crime, le film me semble singulièrement manquer de subtilité. Le constat est particulièrement amer lorsqu’on le met à côté des œuvres précédentes du cinéaste, en particulier les brillants « À propos d’Elly » et « Une séparation ». Dans un premier temps, Farhadi cherche à ne stigmatiser aucun personnage. Le refus de la simplicité et du manichéisme, constante de son cinéma, fait que chacun des protagonistes dépeints ici possède une humanité nuancée par des côtés beaucoup plus sombres. En ce sens, l’agresseur, même si c’est le dernier des salopards, possède également, d’autre part, des caractéristiques plus positives qui le rendent plus sympathique. Si cette manière de procéder est admirable, dans un second temps, Farhadi insiste lourdement sur le message du film : la nécessité du pardon.
Le postulat défendu par le réalisateur est le suivant : plus l’on réussit à trouver tôt la force de pardonner, plus l’on réussit à éviter les drames. Si toute la première partie du film est dirigée avec la virtuosité coutumière du cinéaste, qui prend un malin plaisir à entretenir des fausses pistes et à présenter les personnages un jour favorable – ou défavorable – avant d’en révéler les défauts – ou les qualités, inversement – la conclusion tire en longueur et a recours à des ficelles très artificielles et très excessives. La "dédiabolisation" du salaud consiste ainsi à introduire sa famille au complet dans une scène très lourde où ses proches se confondent en pleurs et répètent à l’envi à quel point ils aiment ce grand homme qui ne cherche qu’à "rendre service".
Enfin, si l’intention peut être louable – après tout, avoir la capacité de pardonner, même le crime le plus abject, est quelque chose de beau et noble – Farhadi me semble assumer une prise de position que l’on ne retrouve pas dans ses films précédents. Le génie de « Une séparation » résidait en bonne partie dans le strict refus du réalisateur de favoriser l’un ou l’autre des camps.
La mise en scène emprunte plus que jamais au théâtre, allant même jusqu’à proposer une certaine mise en abyme : Emad et Rana sont deux acteurs qui interprètent les rôles principaux de la pièce « Mort d’un commis voyageur ». Farhadi enferme ses personnages dans des décors pesants, dangereux (un immeuble qui se fissure, un appartement insalubre) et multiplie les plans rapprochés sur les visages. Le cinéaste possède une manière de dire, de conter, sans montrer, qui est assez fine et subtile. On est très loin d’un Park Chan-Wok et ses gros sabots… Le plan d’ouverture du film est splendide et illustre le cheminement du personnage d’Emad au cours du film. Une scène de théâtre est révélée au spectateur, petit à petit, morceau par morceau, à mesure que les différents projecteurs s’allument et en mettent en lumière les éléments. De façon symétrique, lorsqu’Emad mène l’enquête, il découvre la vérité par tâtonnements, reconstruisant la séquence des évènements en prenant connaissance de nouveaux indices.
La finesse du style de mise en scène de Farhadi et son élégance dans le traitement d’un thème difficile, avec une distance et une pudeur bienvenues font d’autant plus regretter les lourdeurs (et les longueurs) des vingt dernières minutes. D’autres questions sont également laissées en suspens : quid de la question religieuse ? Comment les règles de la société iranienne vont-elles influencer les personnages dans l’après du drame et conditionner leurs réactions ? Quels recours leur sont-ils possibles ? Les films de Farhadi sont fascinants en ce sens qu’ils constituent une vitrine de l’Iran, offrant une vision à laquelle un occidental n’est pas habitué. Ces points auraient gagné à bénéficier d’un peu plus de détails, mais il est compréhensible que le réalisateur ne s’y soit pas appesanti – le public iranien lui-même s’en fiche probablement un peu.
Loin de ses chefs d’œuvre passés, Farhadi livre ici un film qui, s’il est excellent sur l’écriture, la mise en scène et l’interprétation, pèche sérieusement par manque de finesse dans sa dernière partie. Compte tenu de la délicatesse du sujet, et avec le message un peu ambigu qui est finalement laissé, c’est un peu impardonnable.