Un mystérieux corbeau bouleverse la petite ville française de Saint-Robin: les habitants reçoivent, les uns après les autres, des lettres anonymes sordides, les accusant des méfaits les plus ignobles... Qui écrit ces missives haineuses? Pourquoi?
Une histoire intemporelle (nous sommes dans "une petite ville, ici ou ailleurs", nous indique-t-on avant les premiers plans), pour l'un des meilleurs films de Clouzot.
Le corbeau, par ses accusations diverses, souhaite "purifier cette bourgade pesteuse", écrit-il noir sur blanc : c'est en effet une population gangrénée, infectée par la malveillance, la dissimulation, la calomnie et l'hypocrisie qui évolue sous nos yeux. Car tout le monde ment à Saint-Robin, les plus vénérables comme les plus "innocents" (un fillette dans la cour de l'école substitue un courrier qui ne lui appartient pas; une adolescente renfermée se trouve être une voleuse expérimentée). C'est un constat d'une noirceur absolue que nous présente le metteur en scène, car les lettres ne créent rien de nouveau, ne transforment aucune réalité: la population était dès le départ déjà malade, viciée...les missives haineuses ne font que développer et aggraver des "symptômes" douloureux (évoquons la rapidité avec laquelle les soupçons se propagent de bouche à oreille...).
L'une des deux forces vitales du film est bien sûr le casting, savoureux et étincelant. Dans le rôle de Denise, vamp locale, boiteuse grandiose et sanguine, Ginette Leclerc livre une composition mémorable d'intensité(les gros plans sur son visage ravagé par l'épuisement ne s'oublient pas facilement). Pierre Larquey fait du Dr Vorzet un personnage très riche et ambigu; Noël Roquevert, Louis Ségnier et Pierre Fresnais apportent par leur présence un vrai piment, voire une acidité très dérangeante.
La seconde puissance de l'œuvre, c'est bien sûr la réalisation très maîtrisée de Clouzot : son regard unique fait de la fuite d'une femme soupçonnée d'être l'auteur des lettres un passage terrifiant (seule dans les rues vides de Saint-Robin, elle se lance dans une course désespérée pour échapper aux clameurs assourdissantes de la foule chauffée à blanc, que l'on peut entendre en fond sonore). Il s'agit d'une scène incroyable, qui doit beaucoup à l'expressionnisme allemand. Plus tard, en plein sermon dominical à l'église, une nouvelle lettre, comme descendue directement du Ciel (de Dieu?), tombe du plafond pour voltiger jusqu'aux ouailles sidérées...Là aussi, Clouzot se surpasse. La surréaliste séquence de la dictée (les 18 suspects sont réunis dans une salle de classe pour copier et recopier sans interruption le contenu des lettres, et ceci afin de confondre le corbeau) achève de nous saisir d'effroi et fascine par sa dureté, son ironie cruelle et ses dialogues brillants.
Au terme d'une enquête mouvementée, justice sera faite..."Le Mal est nécessaire...on en sort plus fort, plus conscient", déclare le Dr Germain à la fin du film: un moyen pour lui de continuer à vivre malgré l'horreur qui a "réveillé" cette petite ville comme les autres; un moyen de passer au-delà de la corruption, au-delà de la peur.
"Le Corbeau", réalisé en pleine Occupation, est un film fascinant, dont l'écho historique renforce d'autant plus la portée: les missives du corbeau évoquent les millions de lettres de dénonciation envoyées à la même période par les Français aux mairies et à la Gestapo. La vision sans équivoque de cette population française entraîna l'interdiction du film à la Libération (par ailleurs produit par une compagnie allemande, "Le Corbeau" fut considéré comme une arme de propagande nazie); c'était oublier l'empathie avec laquelle Clouzot dépeint les habitants tourmentés...ce qu'il montre c'est un ensemble d'humains soumis à une réalité décevante, à un quotidien lugubre.
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