La plume est plus forte que la paix.
Pour désigner un auteur de lettres anonymes, on emploie aujourd'hui le terme "corbeau". C'est dire à quel point ce film a marqué les esprits et s'est imposé comme un classique incontournable. Il s'agit là d'un monument du cinéma, sur lequel on pourrait disserter des pages entières et trouver encore des choses à dire.
Je ne me fais pas d'illusion : d'autres ont déjà fait cette critique, et bien mieux que moi. Malgré tout je tiens à apporter ma contribution en guise d'hommage pour cette oeuvre qui m'a tellement marqué.
Le Corbeau est un film réalisé en 1943 par Henri-George Clouzot dans les studios de la Continental Film, une société de production allemande. S'inspirant d'un fait divers ayant eu lieu à Tulle de 1917 à 1922, le film fait le récit d'une affaire de délation dans un petit village provincial. Un mystérieux personnage, se faisant appeler le Corbeau, rédige des lettres calomnieuses à l'encontre des notables de la ville. L'un d'eux, le docteur Rémi Germain, va tenter d'enquêter pour découvrir son identité.
Le film a connu une réception houleuse lors de sa sortie, aussi bien par la Résistance quei par le régime de Vichy. Après la libération, Clouzot recevra même une interdiction d'exercer son activité de réalisateur qui ne sera levée qu'en 1947. On comprend aisément en quoi ce film a pu déplaire : il dépeint une société malade, gangrenée par le soupçon et la délation, à des années-lumières du patriotisme dont se revendiquent aussi bien les résistants que les collaborateurs.
Et pourtant, comment ne pas penser aux centaines de milliers de lettres de délation écrites aux autorités durant la Seconde Guerre Mondiale ? Comment voir l'engagement progressiste de Clouzot, sur des sujets aussi polémiques que l'adultère ou l'avortement, autrement que comme une provocation à l'égard de Vichy ?
En définitive, Clouzot a été victime du fléau qu'il décrit dans son film. La rumeur a fait de lui un collaborateur ayant réalisé un film antifrançais pour le compte du Reich.
Mais en fait, si je résume bien, il a pris l'argent des allemands pour tourner un film contre l'occupation. En 1943 ! Bien joué, Henri-Georges !
Concernant la forme du film, je ne vais pas écrire un traité détaillé, puisque la qualité devrait apparaître comme une évidence à tous ceux qui vont voir ce film. Les acteurs s'épanouissent dans leurs rôles respectifs, surtout les deux acteurs principaux. Pierre Fresnay est très convaincant en médecin misanthrope. On ressent beaucoup d'empathie pour son personnage renfermé mais digne. Pierre Larquay est tout aussi charismatique dans son rôle de psychanalyste sarcastique et désabusé. On sent qu'il s'eéclate avec ses répliques.
Ce qui marque le plus, cependant, c'est le jeu du clair-obscur, qui est nécessaire pour transmettre l'ambiguïté morale de l'intrigue, et qui permet au film d'atteindre des sommets de profondeur dans certaines scènes, comme celle de l'ampoule (inoubliable).
Le scénario est très efficace et fait monter la tension jusqu'à la révélation finale. Celle-ci pourra même sembler décevante tant le suspens qui la précède est prenant. Cela dit, au moment de la conclusion, on a bien compris que les intentions du film vont bien au delà de la simple résolution d'une enquête. En conséquence, il est hors de question pour moi de parler de déception, bien au contraire.
Parlons du fond, maintenant. Ah, Le fond ! Tant de choses à dire !
Clouzot nous montre ici l'étendue des dégâts que peut faire une personne avec un simple crayon et un bout de papier, lorsque chacun vit dans la peur de se livrer au jugement des autres. Les personnages ont tous leurs petits secrets : ils se droguent, masquent leur véritable identité, font semblant d'être malades. Tous sans exception commettent des mensonges. Dans ce climat de fausseté, comment s'étonner que le premier calomniateur venu trouve un public aussi attentif ?
Une métaphore est filée tout au long du film : celle de l'épidémie, de la contagion. Le registre de la santé est omniprésent dans le film : l'intrigue prend place dans un hôpital et les personnages sont des médecins. La rumeur se répand comme la peste parmi les habitants du village. Devant l'incompétence des autorités, ces derniers ne trouvent pas de meilleur remède que d'accuser le premier suspect venu, invariablement une personnalité marginale. Le film est un témoin de son temps, de la banalité de la violence durant l'occupation. La masse ne prend pas le temps de réfléchir : lorsqu'elle a trouvé un suspect, elle l'abat et passe au suivant. La justice est un concept totalement absent, et c'est une main vengeresse qui signe une conclusion sinistre à ce drame chaotique.
Le Corbeau, en définitive, n'est pas le principal acteur de l'intrigue du film. Il n'en est que le déclencheur, l’allumette qui met le feu aux poudres. Ses motivations ne sont pas expliquées et n'ont après tout aucune importance car ce sont ses lecteurs crédules qui donnent du sens à ses calomnies. Lorsqu'un homme écrit une lettre anonyme, il s'approprie le nom de la collectivité. Le Corbeau devient ainsi une autorité qui, à elle seule, détient plus d'autorité que n'importe quel personnage identifiable : ''On m'a dit que...'' ''Les gens ont dit que...''
A l'heure de l'Internet, et des réseaux sociaux, on s'aperçoit que ce danger de l'anonymat et de la rumeur est plus que jamais présent dans nos vies. N'importe qui, aujourd'hui, peut faire parvenir sa rumeur au reste du monde en un instant, et il ne sera jamais inquiété. Moi-même, j'écris ce que je veux mais vous ignorez mon identité. Si ça se trouve, ma critique est un tissu d'absurdités destinée à des gens crédules qui vont docilement la répéter.
Finalement, le moyen le plus sûr de vérifier mes dires, c'est encore de voir le film. Je vous suggère de vous lancer sans plus attendre.
Bon visionnage !